Entretien avec Laurent Pujo-Menjouet

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Entretien avec Laurent Pujo-Menjouet, maître de conférences à l'Université Claude Bernard, membre de l'Institut Camille Jordan, auteur notamment, sur le site de l'Insmi, de l'article Mécan’OS : si tu ne peux pas l’avoir, (re)construis le ! Mathématiques et biomécanique : une histoire d’os.

Laurent Pujo-Menjouet, pourriez-vous vous présenter et présenter vos thématiques de recherche ?

En essayant de faire court, je suis enseignant-chercheur, maître de conférences hors classe, habilité à diriger des recherches en mathématiques appliquées à l’université Claude Bernard Lyon 1. Ça fait assez long sur une carte de visite, mais c’est pour l’instant ce qu’il y a d’inscrit sur ma fiche de ressources humaines.

Pour faire un peu moins court, j’ai soutenu ma thèse en 2001 à l’université de Pau et des Pays de l’Adour déjà à l’époque sur un thème de mathématiques appliquées à la biologie et la médecine. Il s’agissait de comprendre par la modélisation l’influence des propriétés des cellules souches de la moelle osseuse sur des dysfonctionnements dans la lignée des globules rouges et plus particulièrement l’anémie aplasique.

Doctorat en poche, je suis parti dans la foulée effectuer un post-doctorat de deux ans à l’université McGill à Montréal au Canada. Et c’est en tant que membre de l’équipe du Centre de Dynamique Non linéaire que j’ai contribué à améliorer l’étude d’autres maladies sanguines. Je me suis plus particulièrement attaché à la leucémie myéloïde chronique, une forme de cancer du sang qui touche la lignée des globules blancs.

En 2003, je me suis envolé vers d’autres horizons dans les deux sens du terme. J’ai quitté la terre du Québec, pour celle du sud-est des États-Unis. Embauché comme professeur assistant à l’université Vanderbilt à Nashville, j’ai changé non seulement de thématique mais également d’outils mathématiques. Finies donc les cellules qui décident de jouer à quitte ou double en choisissant de se diviser ou de se reposer. Mon nouveau terrain de jeu si je puis dire s’était déplacé dans le cerveau pour la modélisation du prion, responsable de la maladie de la vache folle.

En 2005, j’ai été recruté en tant que maître de conférences à l’université Claude Bernard Lyon 1 et j’ai rejoint de fait l’Institut Camille Jordan. Un peu plus tard, je me suis également rattaché à l’équipe Inria appelée Dracula, dont le nom assez explicite est lié à l’étude de la production sanguine sous ses formes normales et pathologiques.

Nous voici en 2022, 17 ans plus tard, toujours à Lyon, avec le même enthousiasme pour contribuer à développer des modèles de mathématiques dans le domaine de la biologie et la médecine.

Je continue mes recherches sur les maladies neurologiques. Au prion s’est rajoutée la maladie d’Alzheimer. Et nous avons fait quelques découvertes surprenantes.

L’étude des maladies sanguines continues d’occuper une partie de mes pensées, mais dans une moindre mesure. Après les lignées rouges et blanches, je me suis intéressé aux plaquettes. Puis, depuis quelques années, un retour aux premières amours m’a fait revenir aux globules rouges, leurs maladies chroniques associées (ou plutôt leur absence chez les humains), et le cas passionnant de la régulation du taux d’hémoglobines chez les patients dialysés.

Entre temps, plusieurs autres centres d’intérêts sont venus s’inviter à ma table. Pour faire bref, il s’agit de la radiobiologie (effet des irradiations sur nos tissus sains ou cancéreux), de la formation de l’os (modèles multi-échelles permettant de relier le réseau microscopique de régulation de gènes dans la minéralisation aux propriétés macroscopiques de la biomécanique de l’os), mais aussi un peu d’épidémiologie avec une étude de la propagation de la grippe dans le milieu hospitalier et l’impact de la Prep, un traitement préventif pour éviter de contracter le VIH sur le ralentissement possible de la diffusion de la maladie.

Enfin, les sciences humaines commencent à prendre une place non négligeable dans mes réflexions. Je me suis intéressé ainsi aux langues en danger, la raison de leur disparition et les paramètres sur lesquels nous pourrions influer pour les sauver. J’ai effectué un bref passage sur l’étude des régimes alimentaires afin de comprendre pourquoi ils ne marchent pas.

Finalement, depuis 4 ans environ, je me penche sérieusement sur les relations amoureuses pour tenter de comprendre pourquoi un mariage sur deux finit par un divorce, et quelles pourraient être les paramètres clés permettant une vie en couple longue et épanouie.

Mais tout ça finalement ne rentre pas sur une carte de visite.

Le travail en collaboration semble être une part importante de votre travail de recherche. Comment l’envisagez-vous ?

La collaboration est essentielle pour moi. Que ce soit avec les équipes de mathématiciens avec lesquelles je travaille qu'avec les biologistes, cliniciens, biophysiciens, linguistes.

La distance physique importe peu. Mon réseau s’étend de mon collègue de bureau avec lequel j’ai écrit plusieurs articles maintenant, à certains membres de mon laboratoire, mais s’est développé partout en France, et bien au-delà (Italie, Etats-Unis, Canada, Pologne, Inde pour n’en compter que quelques-uns).

Tous mes collaborateurs ont un point commun : ils sont passionnés comme moi de la compréhension des phénomènes par plusieurs approches. Ils sont persuadés que les mathématiques sont un réel soutien pour les sciences biologiques et inversement. Même chose pour les sciences humaines. Complètement ouverts, curieux, fonceurs, leur enthousiasme est communicatif à la fois pour les équipes mais aussi, et surtout, pour les étudiants. Une fois que l’on a compris que les questions posées par les collègues peuvent aboutir à des modèles, au développement de nouveaux outils mathématiques apportant un défi nouveau, et ainsi apporter une certaine fraîcheur dans le domaine, il n’y a pas de raison de s’en priver. De l’autre côté, quand on réussit à répondre à un problème posé que ce soit médical, expérimental ou autre, la collaboration ne fait que s’en renforcer. L’idéal étant quand, justement, les prédictions théoriques ne correspondent pas à la réalité expérimentale. La porte vers une découverte contre intuitive et inédite s’ouvre alors, nous laissant entrer dans une réflexion stimulante à laquelle on ne s’attendait pas.

Au début de ma carrière, j’ai rejoint mes mentors et leurs équipes. J’ai observé, travaillé, étudié toutes les étapes qui permettent d’élaborer un modèle, participé à toutes les réunions, comprenant progressivement les enjeux mais aussi que la passion était le véritable carburant de ce que je faisais.

Arrivé à Lyon, je me suis greffé à une toute jeune équipe de biomathématiciens. A l’époque ils n’étaient pas légions. Je me souviens au début de ma thèse, tentant de m’inscrire dans des conférences : trop orienté biologie pour les matheux et trop mathématicien pour les biologistes, les chercheurs de mon domaine se trouvaient un peu comme des parias, le mot anglais « misfit » (pas à sa place) pourrait mieux l’illustrer. Qu’à cela ne tienne, nous avons créé nos propres groupes, nos propres écoles d’été, conférences, séminaires, où biologistes et mathématiciens se retrouvaient avec tellement de plaisir.

J’ai ensuite créé ma propre équipe, c’était vers 2008 et ma première bourse ANR, sur le prion. Cette liberté de s’entourer des personnes les plus bienveillantes et enthousiastes que je connais a été et reste bien entendu un véritable régal.

Puis ce sont des idées nouvelles qui m’ont poussé à rechercher de nouveaux collaborateurs (pour les langues en danger par exemple), ou bien des spécialistes non-mathématiciens qui manquaient cruellement de modélisateur qui sont venus me contacter (comme pour la radiobiologie), ou encore tout simplement des relations amicales qui se sont renforcées en véritables équipes de recherche (comme pour la formation de l’os).

J’accepte de moins en moins de nouveaux projets, parce que j’en ai déjà pas mal à étudier en ce moment. Mais je ne peux m’empêcher quand même de laisser un peu de place à quelques projets qui me tiennent à cœur, par leur incongruité, leur originalité et le potentiel de modélisation qu’ils apportent. J’en ai encore qui dorment dans un coin de mon cerveau, étonnants, inédits et passionnants dont je vous parlerai sous peu j’espère.

Quel est votre rapport, comme mathématicien, à l’interdisciplinarité ?

Le premier mot qui me vient à l'esprit est : naïf. J’approche l’interdisciplinarité sans aucun a priori. Avec une ouverture d’esprit totale. Je trouve que c’est un carburant inouï qui alimente la machine mathématique. Certains ne voient pas les applications dans les mathématiques d’un très bon œil, souhaitant survoler les disciplines par des théories abstraites sans réelle application. C’est complètement leur droit. Chacun est absolument libre prendre le chemin qui lui permet un épanouissement total. Pour moi, l’interdisciplinarité est un enrichissement permanent. Mes collègues m’apportent tellement dans leur expertise que je ne peux en ressortir que grandi. Quand j’ai commencé ma thèse, j’avais arrêté d’étudier la biologie en terminale. J’ai dû quasiment tout reprendre depuis le début. Mais j’ai eu d’excellents précepteurs. J’ai appris très vite que je ne pouvais pas écrire la première ligne d’un modèle sans connaître à fond le problème associé. J’ai donc épuisé de questions tous mes collaborateurs, les poussant jusqu’aux derniers retranchements de leurs connaissances ou des limites de la recherche du moment. Une fois les moindres détails bien assimilés, je peux enfin élaguer, éclaircir le paysage touffu pour n’en ressortir que les principaux traits qui, avec l’accord de l’équipe, dessineront les lignes simples du modèle. Un peu comme Hergé, précurseur de la ligne claire avec Tintin ou bien un couturier élaborant un nouveau… modèle de vêtement. D’ailleurs, cette interdisciplinarité peut être vue comme de la haute couture. Impossible de proposer du prêt-à-porter à nos collègues, leurs problèmes sont tellement précis et leurs attentes de notre part tellement grandes qu’ils ne pourraient se contenter de propositions passe-partout. Pour pousser la comparaison un peu plus loin, depuis que je suis chercheur, je vois défiler les phénomènes de mode. Les outils mathématiques, les connaissances évoluant, les approches pour décrire un problème, le résoudre, l’analyser présentent une inconstance notable. J’en ai fait un article une fois. Une revue d’un demi-siècle de tendances dans la modélisation des problèmes liés à la production sanguine. L’intelligence artificielle, dernière en date, en est le reflet le plus notable. Il faut donc être versatile, s’adapter, évoluer, apprendre constamment. Sinon, nous devenons très vite des dinosaures en voie d’extinction.

Une dernière chose qui m’a marqué : lorsque nous trouvons un résultat mathématique, il reste plus ou moins gravé dans le marbre (à ceci près qu’un collègue peut généraliser le résultat, ou en trouver une preuve beaucoup plus élégante). Un biologiste cependant pourra nous proposer de travailler sur un sujet qui pourra constamment évoluer, passant même parfois d’une affirmation à un doute puis à quelque chose non retenu parce que faux. Nous avons pu en faire l’expérience avec les changements continus des connaissances sur la Covid19, de leurs implications sur la fragilité des décisions politiques et l’exaspération du grand public tiraillés entre discours contradictoires des scientifiques, médecins et politiciens.

L’idée est de garder la tête froide, d’observer une position de recul et douter. Toujours douter. Être sûr de soi quand on travaille dans l’interdisciplinarité est peut-être le pire des conseils que je pourrais donner.

Vous êtes très actif en diffusion des mathématiques. Que représente pour vous ce type de transmission ?

C’est une excellente question, l’un des piliers fondamentaux de ma mission en tant qu’enseignant chercheur. Il y a plusieurs types de transmissions : celles qui sont inhérentes à mon métier. Dans "enseignant-chercheur", il y a "enseignant". Et il paraît évident que les générations qui nous remplaceront doivent à la fois porter sur leurs épaules les compétences que nous leur aurons apprises, mais les transmettre à leur tour avec je l’espère autant d’enthousiasme que nous avons essayé de leur faire sentir.

Il y a également la diffusion de mes travaux de recherche. Il est important de communiquer nos travaux, non pas pour montrer ce que l’on est capable de faire, mais les idées nouvelles que l’on peut apporter à un domaine. Créer un nouveau réseau, renforcer des connections, échanger des idées nouvelles, se confronter à des points de vue différents. S’enrichir du savoir des autres. Voilà en quoi cette diffusion là est primordiale.

Enfin, et non des moindres, la diffusion pour le grand public. Les objectifs ici sont multiples : faire découvrir à une large audience les possibilités infinies des mathématiques. Montrer qu’elles se cachent partout, même dans des endroits les plus insoupçonnés de leur vie, comme les régimes ou les relations amoureuses. Leur montrer que les mathématiciens ne sont pas des sorciers ou pire encore des membres d’une secte complètement hermétique. Les mathématiques se partagent, se savourent mais il faut être réaliste, il en faut pour tous les goûts. Mon rôle dans ma transmission est de casser cette barrière, montrer qu’elles peuvent être source d’un épanouissement total. Mais pour ça, il faut au moins en recevoir un avant-goût. J’ai participé à MaTh.en.JEANS plusieurs années, j’ai également pris mon bâton de pèlerin pour aller à la rencontre des élèves de collége, lycée ou juste des curieux ayant quitté les bancs de l’école depuis pas mal d’années. J’ai présenté mes travaux sur le sang, Alzheimer, les épidémies, les langues en danger, les relations amoureuses en tentant d’éveiller un soupçon d’intérêt, voire de vocation. Ça a marché pour certains, que j’ai ainsi pu retrouver dans les amphithéâtres à l’université et qui sont venus me voir après un cours en me disant que mon intervention dans leur établissement les avait marqués.

Je dois avouer, que le sujet qui a rencontré le plus de succès reste quand même celui des relations amoureuses. Tout le monde se sent concerné, et mes interventions en général remplissent les salles.

Si jamais elles ont permis de créer la vocation de quelques-uns, je pense que j’aurais rempli ma mission.

Sans relâche donc, avec le même engouement, je continue et je ne m’en lasse pas.

Comment voyez-vous la place et l’impact des mathématiques dans la société ?

La question est un vaste sujet et en fait pourrait être tournée de la façon suivante : en tant que mathématicien comment voyez-vous la place et l’impact des mathématiques dans la société ? Et comment pensez-vous que les non-mathématiciens le perçoivent ?

Par mon métier, mes recherches, mes collaborations mes interactions bien évidemment, les mathématiques sont au cœur de toutes les autres disciplines. Véritable outil, on se rencontre que la complexité de tous les domaines quels qu’ils soient est obligée un moment où à un autre de passer par la lorgnette des mathématiques. Sans elles, point de salut.

Par exemple, je ressors à peine d’un symposium à New York que j’ai coorganisé avec mon collège, dont le thème de l’os. Beaucoup de biologistes et cliniciens y participaient. Nombreux étaient ceux qui n’avaient jamais envisagé les mathématiques jusqu’à maintenant. Et pourtant, nos échanges lors de cet événement ont permis de voir qu’ils manquaient cruellement de modèles, d’études mathématiques de leurs problèmes, de simulations numériques de leurs expériences, etc. L’oreille qu’il ne m’auraient peut-être pas prêtée il y a vingt ans, s’est finalement transformée en un besoin quasiment épidermique d’une connaissance et d’une expertise dont ils ne peuvent plus s’offrir le luxe de s’écarter.

D’un point de vue non-matheux, eh, bien le constat en revanche est catastrophique. Les mathématiques sont encore perçues comme la bête noire pour nombre d’entre eux. Liées à de mauvais souvenirs, des traumatismes qui les ont marqués à vie. Les causes en sont multiples. Mais l’ancrage de cette réputation reste profond dans les esprits de beaucoup. On ne peut pas vraiment leur en vouloir. Je n’ai appris par exemple que les mathématiques pouvaient servir à aider la médecine seulement ma dernière année de master. Les motivations pour les aborder restent encore désuètes. A nous d’y incorporer de la transdisciplinarité puis, une fois accrochés, de l’abstraction, et peut-être pas le contraire. A nous de demander des premiers ministres de l’éducation ayant une formation scientifique, voire, rêvons un peu, en mathématiques. A nous de continuer à continuer sans relâche de montrer qu’elles sont partout, à tous les niveaux. Et que certains résultats, les plus théoriques, peuvent aussi finir dans l’escarcelle de quelques applications. Il faut apprendre à les dédramatiser et à mon sens, le meilleur moyen est de l’inculquer par la culture de l’échec. Comment ne pas rester frustré quand on voit de beaux résultats, magnifiques, élégants, judicieux, parfois relevant du génie, quand on ne sait pas, derrière, le temps passé par le chercheur à se fourvoyer, se tromper et recommencer.

Michel-Ange artiste de génie, a pris soin de détruire toutes ses tentatives ratées, que ce soient des esquisses mal proportionnées, des sculptures difformes ou que sais-je. En faisant cela, il ne montre que ses succès, expose son talent à la face de tous, tout en cachant finalement les doutes, les douleurs, les questionnements et la détermination.

Exposons nos échecs, montrons à l’élève qui ne comprend pas une leçon ou n’arrive pas à résoudre un problème, qu’il n’est pas tout seul et que finalement même les plus grands se sont trompés. Expliquons-lui que lorsqu’un résultat ne marche pas, ça peut être une bonne nouvelle, et que beaucoup de théories et de résultats sont arrivés comme ça.

Installons plus de mathématiques dans les autres disciplines et encourageons les enseignants à décloisonner leurs matières. C’est une culture à proposer, à transmettre, et à porter par des instances comment dire, plus ouvertes à la culture si riche des mathématiques.

Pour ma part, je passe mon temps à expliquer en quoi les mathématiques ont permis d’apporter de nouvelles stratégies thérapeutiques, de nouvelles compréhensions de phénomènes biologiques, et comment les relations amoureuses peuvent s’installer durablement dans le couple.

Et tant que j’aurais la possibilité de le faire. Je le ferai.

Contact

Laurent Pujo-Menjouet est maître de conférences à l'Université Claude Bernard, membre de l'Institut Camille Jordan (ICJ - UMR5208 - CNRS/École centrale de Lyon/Insa de Lyon/Université Claude Bernard/Université Jean Monnet).