Les travaux de June Huh

Antoine Chambert-Loir, professeur à l'Université Paris-Cité, présente les travaux de June Huh, professeur à l'Université de Princeton, médaille Fields 2022.

En juillet dernier, le mathématicien américain June Huh, professeur à l'université de Princeton, a reçu la médaille Fields pour ses travaux à l'interaction de la combinatoire et de la géométrie algébrique.

June Huh est né en 1983 aux États-Unis de parents sud-coréens, puis a grandi en Corée du sud. En 2013, il a soutenu une thèse de géométrie algébrique à l'université du Michigan (États-Unis) sous la direction de Mircea Mustaţă. Ses travaux lui avaient déjà valu une invitation au congrès international de Rio de Janeiro (2018) ainsi que plusieurs récompenses prestigieuses,  telles le New Horizons Prize for Early-Career Achievement in Mathematics (2019). Depuis 2021, il est professeur à l'université de Princeton (États-Unis).

Sous leur forme la plus simple, les questions de combinatoire ressemblent parfois à des jeux géométriques. 

Prenons par exemple le théorème de De Bruijn et Erdős (1948) que généralise un article récent (2022) de Huh, en collaboration avec Braden, Matherne, Proudfoot et Wang. Considérez un ensemble fini de points du plan et traçons toutes les droites qui les joignent ; combien de droites obtient-on ? S'il y a $n$ points et qu'ils sont placés en position générale, trois d'entre eux ne seront jamais alignés et on aura tracé $n(n-1)/2$ droites. Mais à l'inverse, s'ils sont tous alignés, on ne trace qu'une seule droite. Le théorème est que s'ils ne sont pas tous alignés, on aura tracé au moins $n$~droites.

Prenons un autre exemple, les conjectures Read et Rota—Heron–Welsh, prouvées par Huh dans sa thèse (2010), puis généralisées dans un article ultérieur avec Adiprasito et Katz. Considérons un graphe, formé d'un ensemble fini de sommets éventuellement joints par des arêtes ; ce graphe peut être abstrait, mais il peut être dessiné concrètement sur une feuille de papier, comme pour le fameux « théorème des quatre couleurs ». Dans le but de démontrer ce théorème, justement, les mathématiciens ont introduit le polynôme chromatique du graphe : c'est la fonction qui, en tout entier strictement positif $c$, vaut le nombre de coloriages des sommets avec $c$ couleurs tels que deux points reliés par une arète ne soient jamais de la même couleur. Il se trouve que c'est un polynôme et la conjecture affirmait que ses coefficients sont strictement positifs et forment une suite log-concave : chacun est plus grand que la moyenne géométrique de ses deux voisins; en particulier, ils forment une suite « unimodale » : croissante puis décroissante.

En 1941, Whitney avait proposé un cadre général pour étudier ces questions où figurent des points, des droites… et des conditions d'alignement : c'est la théorie des matroïdes, et les questions précédentes se reformulent dans ce cadre, en fournissant des conjectures encore plus générales.

Malheureusement, il y a peu d'outils généraux pour étudier ces matroïdes, et les travaux de Huh, souvent en collaboration, y parviennent en s'inspirant de la théorie de Hodge en géométrie algébrique.

La géométrie algébrique vise à étudier les formes définies par des équations polynomiales. À l'époque d'Henri Poincaré, la topologie combinatoire leur attachait des nombres entiers qui permettaient déjà de distinguer certaines de ces formes. Suivant une proposition d'Emmy Noether, la théorie s'est développée dans une direction plus abstraite en leur attachant des espaces vectoriels puis, avec William Hodge, des formes bilinéaires hermitiennes, dont la signature est notamment un invariant subtil. Plus récemment, encore, lorsque les variétés sont singulières, la cohomologie d'intersection de Goresky–MacPherson et le théorème de décomposition de Beilinson, Bernstein, Deligne et Gabber. 

Il se trouve qu'on sait associer à certains cas particuliers de matroïdes des variétés algébriques dont les invariants cohomologiques ont justement un lien avec la combinatoire du matroïde et fournissent éventuellement la clé vers les conjectures combinatoires. Une approche similaire avait d'ailleurs permis à Richard Stanley de prouver de merveilleux résultats concernant le nombre de faces de dimension donnée d'un polytope convexe, via la géométrie des variétés toriques. Il y avait d'ailleurs dans ce cadre d'autres propriétés de log-concavité, reliées à la géométrie des ensembles convexes par les inégalités de Brunn–Minkowski et Alexandrov–Fenchel, où à l'algèbre par les inégalités de Khovanski–Teissier.

Cependant, de même que les polytopes qui fournissent des variétés toriques sont rares, les matroïdes qui fournissent des variétés algébriques, constituent $0\%$ des matroïdes lorsque leur taille est de plus en plus grande.

Faute, donc, de disposer de ces variétés algébriques, Huh et ses collaborateurs ont entrepris de construire « à la main », tout l'appareil algébrique qui serait leur cohomologie. Des idées de géométrie algébrique sous-tendent bien sûr  toutes les constructions, mais la démonstration qu'elles rendent les services voulus est de nature différente. De fait extrêmement délicate, basée sur des raisonnements par récurrence incroyablement compliqués et astucieux.

En collaboration avec Brändén, Huh (2022) a introduit la classe des « polynômes lorentziens » : ce sont des classes de polynômes homogènes en un nombre donné $n$ de variables, définies par récurrence sur le degré — leur nom vient qu'en degré $2$, on retrouve les formes quadratiques lorentziennes de signature $(+,-,\dots,-)$ de la relativité générale. Cette notion remarquable s'avère présente dans de nombreux domaines des mathématiques: en géométrie convexe ou en géométrie algébrique, mais aussi pour l'étude du système de Potts en mécanique statistique.

Références.

 

  • K. Adiprasito, J. Huh & E. Katz.  « Hodge theory for combinatorial geometries », Annals of Mathematics 188 (2018), no. 2, p. 381-452.
  • P. Brändén & J. Huh. « Lorentzian polynomials », Annals of Mathematics 192 (2020), no. 3, p. 821-891.
  • J. Huh. « Milnor numbers of projective hypersurfaces and the chromatic polynomial of graphs », Journal of the American Mathematical Society 25 (2012), no. 3, p. 907-927.
  • J. Huh & B. Wang. « Enumeration of points, lines, planes, etc », Acta Mathematica 218 (2017), no. 2, p. 297-317.

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