Complexité et graphes boréliens
Stevo Todorcevic, directeur de recherche au CNRS, expose le contexte d'un résultat paru à Inventiones mathematicae, « A complexity problem for Borel graphs ».
La combinatoire descriptive est un nouveau domaine de recherches mathématiques très dynamique, avec de nombreuses applications et connections (voir par exemple [11], [12]). Dans cette courte note, nous donnons un aperçu de ce domaine au moyen de quelques résultats d'un article récent [1]. L'idée de base de la combinatoire descriptive est d'étudier les problèmes classiques de combinatoire dans une classe restreinte de structures, et les relations possibles entre ces structures. La complexité des objets et des relations entre ces objets doit être bornée en un certain sens.
On dispose en mathématiques de différentes notions de complexité qui définissent diverses branches de combinatoire descriptive. L'article [1] relève de la complexité borelienne des sous-ensembles d'un espace métrique complet séparable (donc d'un espace polonais) connue depuis la fin du dix-neuvième siècle (voir [2]). L'introduction de cette échelle de complexité était motivée par l'analyse, et elle apparut assez rapidement comme le premier niveau de la hiérarchie projective Δ11,Σ11,Π11,Δ12,Σ12,Π12,.... des sous-ensembles des espaces polonais (voir par exemple [10]). Un sous-ensemble Σ11 d'un espace polonais X est la projection d'un sous-ensemble fermé du produit de X avec un autre espace polonais. Les sous-ensembles Π11 sont les complémentaires des sous-ensembles Σ11, et la classe Δ11 (qui est en fait la classe des sous-ensembles boréliens de X) est formée des sous-ensembles de X qui sont à la fois Σ11 et Π11. Plus généralement les sous-ensembles Σ1n+1 de X sont les projections des sous-ensembles Π1n du produit de X avec un autre espace polonais, les ensembles Π1n+1 sont les complémentaires des ensembles Σ1n+1, et les ensembles Δ1n+1 sont ceux qui sont à la fois Σ1n+1 et Π1n+1.
Un graphe borélien est une structure de la forme G=(X,E) où l'ensemble X des sommets est un espace polonais, et l'ensemble E des arêtes est un sous-ensemble borélien symétrique de X2∖{(x,x):x∈X}. Tout graphe fini est trivialement borélien mais la classe est bien sûr beaucoup plus vaste. Un homomorphisme d'un graphe G=(X,E) dans un graphe H=(Y,F) est une application f:X→Y telle que
(x,y)∈E⟹(f(x),f(y))∈F.
Nous écrivons alors G≤H, et G<H si G≤H mais H≰G. Cette terminologie se transfère naturellement à la classe des graphes boréliens. Plus precisément, si G=(X,E) et H=(Y,F) sont des graphes boréliens, nous écrivons G≤BH lorsqu'il existe une application borélienne f:X→Y qui est un homomorphisme de G dans H. L'étude des graphes boréliens et de leurs homomorphismes étend naturellement celle des graphes finis avec des homomorphismes arbitraires, mais elle donne naissance à des nouveaux phénomènes qui ne se présentent pas dans le cadre classique. Par exemple, un graphe borélien sans cycle G n'est pas nécessairement de nombre chromatique borélien 2, c'est-à-dire n'est pas nécessairement Borel bipartite (i.e., ≤BK2).[*]
Un exemple particulièrement intéressant d'un tel graphe, important pour [1], est le graphe du shift S=([N]N,S) sur l'ensemble [N]N des sous-ensembles infinis de N engendré par la fonction
S(x)=x∖{minx}.
C'est un graphe sans cycle et il admet donc un homomorphisme dans le graphe complet K2 à deux sommets, mais un résultat classique de la théorie de Ramsey [3] implique que ([N]N,S) n'admet aucun homomorphisme borélien dans un graphe fini. Cependant, l'application x↦minx est un homomorphisme borélien de ([N]N,S) dans le graphe complet KN sur l'ensemble N. Mais en fait, il existe des graphes boréliens sans cycle G qui n'admettent aucun homomorphisme borélien dans KN. Un exemple typique d'un tel graphe est le graphe G0=(2N,E0) de [4] défini comme suit :
(x,y)∈E0 iff (∃n)[x|n=y|n=sn∧x(n)≠y(n)∧(∀m>n)x(m)=y(m)],
où sn∈2n (n∈N) est une suite avec la propriété: (∀t∈2<N)(∃n) t⊆sn.
Modulo la relation d'équivalence ≡B[**] le graphe G0 ne dépend pas du choix de la suite sn∈2n (n∈N) dès lors que la condition de densité est satisfaite.
Dans le cadre classique (voir [5]), pour un graphe fini donné H, on étudie la complexité de la classe de graphes finis : H⊥={G:G≰H}.
Un cas particulièrement intéressant est celui où H est un graphe complet. Par exemple, la célèbre conjecture de Hedetniemi ([6], [7]) concerne ce cas, et consiste à savoir si pour tout entier positif n la classe K⊥n est stable par produits G×H[***], ou de façon équivalente, est stable par l'infimum G∧H relatif au quasi-ordre ≤. La théorie classique énonce (voir [5]) que pour les graphes finis H où les boucles sont permises, le problème de l'appartenance à H⊥ est NP-complet ou peut être résolu par un algorithme en temps polynomial. Un cas particulier où H⊥ est simple est s'il a une base finie, donc s'il existe un nombre fini B1,...,Bk d'éléments de H⊥ tels que pour tout G∈H⊥ il existe 1≤i≤k tel que Bi≤G. Lorsque k=1, c'est-à-dire lorsque H⊥ a un élément minimal B1, alors l'ensemble H⊥ est clairement stable par produits. Notons aussi que dans ce cas la paire de graphes (B1×H,B1) forme un gap, c'est-à-dire que B1×H<B1 mais il n'y a pas de graphe G tel que B1×H<G<B1. Dans ce contexte, mentionnons un résultat assez ancien de [8] qui énonce que pour toute paire de graphes finis (G,H) tels que G<H et H≰K2 il y a un graphe fini I tel que G<I<H. Autrement dit, la classe des graphes finis avec les homomorphismes généraux a seulement un gap, qui est (K1,K2).
Examinons maintenant le comportement des graphes et des homomorphismes boréliens vis-à-vis des questions de complexité de la version borelienne de l'orthogonal notée
K⊥BX={G:G borélien et G≰BKX}
où X est un espace polonais. Remarquons d'abord que les graphes boréliens complets KX où X est un espace polonais non dénombrable sont tous ≡B-équivalents. Comme G≤BKX pour tout graphe borélien G=(X,E), on a K⊥BX=∅ pour tout espace polonais non dénombrable X. On a d'autre part KX≡BKN pour tout espace polonais dénombrable infini X. Nous pouvons donc nous limiter aux ensembles K⊥BN et K⊥Bn avec n≥1 entier.
Un résultat important de [4] connu sous le nom de {\it G0-dichotomy} énonce que le graphe G0 décrit ci-dessus est l'élément minimal de K⊥BN. Il s'ensuit que la version borélienne de la conjecture de Hedetniemi est vraie pour K⊥BN (c'est-à-dire que cette classe est stable par produit) et que (G0×KN,G0) est un gap dans la classe des graphes et des homomorphismes boréliens. Un résultat similaire a été établi récemment dans [9], où l'existence d'un élément minimal Godd dans K⊥B2 a été montrée. Il s'ensuit que la classe K⊥B2 satisfait la version borélienne de la conjecture de Hedetniemi et que (Godd×K2,Godd) est lui aussi un gap borélien. Il reste à examiner la complexité des classes K⊥Bn avec n≥3 ainsi que celle de leur intersection ⋂∞n=3K⊥Bn. C'est le propos du résultat principal de [1].
Avant d'énoncer ce résultat, rappelons que le graphe du shift S=([N]N,S) a été défini ci-dessus. Pour V⊆[N]N, on note S|V le sous-graphe induit (V,S). Le résultat principal de [1] énonce que l'ensemble
{V⊆[N]N:V fermé et S|V≤BK3}
est Σ12-complet[****]. Un théorème général de [4] montre que cet ensemble est égal à
{V⊆[N]N:V fermé et S|V≤BKn}
pour tout entier n≥3. Puisque {V⊆[N]N:V fermé } est un espace borélien standard, il s'ensuit que toutes les classes K⊥Bn où n≥3 de même que leur intersection ⋂∞n=3K⊥Bn sont de complexité élevée, et qu'en particulier aucune de ces classes n'admet une base finie ou dénombrable. En effet, si B1,B2,...,Bk,... était une suite de graphes boréliens formant une base de l'une des classes K⊥Bn (n≥3) ou ⋂∞n=3K⊥Bn, l'ensemble {V⊆[N]N:V fermé et S|V≤BK3} serait Π12 et donc Δ12, ce qui contredirait le fait qu'un ensemble Σ12-complet n'est pas Δ12 (voir [10]).
Concluons ce rapport en résumant les résultats principaux. Notons tout d'abord que K2 est minimal dans la classe K⊥1 des graphes finis ainsi que dans la classe K⊥B des graphes boréliens. Ces deux classes sont stables par produit et elles satisfont donc la version correspondante de la conjecture de Hedetniemi. La paire (K1,K2) est un gap dans la classe des graphes finis ainsi que dans celle des graphes boréliens. Le résultat de [8] montre que (K1,K2) est le seul gap dans la classe des graphes finis, et nous avons vu ci-dessus qu'au-delà de (K1,K2), la class des graphes boréliens pré-ordonnée par les homomorphismes boréliens a au moins deux autres gaps, (G0×KN,G0) et (Godd×K2,Godd).
Dans la classe des graphes finis, la conjecture de Hedetniemi a été vérifiée pour K⊥1, K⊥2 et K⊥3 (see [13]) mais elle a été réfutée pour K⊥n si n≥5 (voir [7], [14]). La version borélienne de la conjecture de Hedetniemi est vraie pour K⊥B1, K⊥B2 et K⊥BN et fausse pour K⊥Bn si n≥5 puisque pour n≥5 elle est fausse pour les graphes finis. Cependant, le cas K⊥4 of de la conjecture de Hedetniemi dans la classe des graphes finis, et les cas K⊥B3 et K⊥B4 de la version borélienne de la conjecture de Hedetniemi sont encore des problèmes ouverts.
NOTES :
[*] On note KX le graphe complet (X,X2∖{(x,x):x∈X} sur l'ensemble de sommets X.
[**] G≡BH si et seulement si G≤BH et H≤BG.
[***] Le produit G×H de deux graphes G=(X,E) et H=(Y,F) est le graphe dont l'ensemble des sommets est X×Y et dont l'ensemble des arêtes E⨂F est constitué des paires ((x,y),(x′,y′)) telles que (x,x′)∈E et (y,y′)∈F. Notons que G×H≤G et G×H≤H, et de plus que B≤G×H pour tout graphe B tel que B≤G et B≤H . En d'autres termes le produit G×H est la borne inférieure G∧H de G et H. C'est également vrai dans le cadre des graphes et des homomorphismes boréliens.
[****] Un sous-ensemble A d'un espace polonais X est {\it Σ12-complet} s'il est Σ12 et a la propriété que pour tout sous-ensemble Σ12 B d'un espace polonais Y, il existe une application borélienne f:Y→X telle que pour tout y∈Y, on a y∈B⟺f(x)∈A.
Références
[1] S. Todorcevic and Z. Vidnyanszky. A complexity problem for Borel graphs. Invent. Math. 226 (2021), no. 1, 225–249.
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[3] F. Galvin and K. Prikry. Borel sets and Ramsey’s theorem J. Symbolic Logic 38(1973) 193–198.
[4] A. Kechris, S. Solecki and S. Todorcevic. Borel chromatic numbers. Adv. Math. 141 (1999), no. 1, 1–44.
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[13] M. El-Zahar and N. Sauer. The chromatic number of two 4-chromatic graphs is 4. Combinatorica 5(2) (1985), 121–126.
[14] M. Wroshna. Smaller counterexamples to Hedetniemi’s conjecture. arXiv: 2012.13558v1.
Contact
Stevo Todorcevic est directeur de recherche au CNRS, membre de l'Institut de mathématiques - Paris rive gauche (IMJ-PRG - UMR7586 - CNRS, Sorbonne Université & Université de Paris).