Des niveaux d'énergie quantiques aux gaz de Riesz

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Au détour d'un cours de mécanique quantique, matière riche en énoncés surprenants, il est possible d'entendre que : "les niveaux d'énergie des systèmes quantiques se repoussent les uns les autres". Sachant que, dans le formalisme quantique, ces niveaux correspondent aux valeurs propres de l'opérateur hamiltonien qui encode les interactions physiques, cela revient-il à dire qu'il y a, dans la nature, des valeurs propres qui se repoussent ?

Ce phénomène est mis en évidence par Von Neumann et Wigner dans un article de 19291 . Par un calcul élémentaire d'algèbre linéaire ils observent que, parmi les matrices symétriques réelles de taille donnée, le sous-ensemble de celles qui possèdent une valeur propre double est de codimension 2. Ainsi, si l'on choisit une matrice symétrique au hasard, il n'y a aucun risque d'obtenir deux fois la même valeur propre et il est, partant, fort peu probable que deux d'entre elles soient très proches. À cet argument algébrique s'ajoute une identité probabiliste accidentelle (mais fondamentale pour la suite), qu'on trouve chez Wigner2 et Dyson3 au tournant des années 1960 et qui motivera d'une analogie physique l'idée de "répulsion" des niveaux d'énergie. En effet, on peut montrer par un calcul explicite que la distribution des valeurs propres d'une matrice symétrique aléatoire (avec des coefficients gaussiens indépendants) coïncide avec celle de l'état d'un système de physique statistique bien choisi. Du point de vue des probabilités, tout se passe comme si les valeurs propres étaient des particules ponctuelles portant une même charge électrique, vivant sur la droite réelle, et piégées par un champ électrique externe. L'interaction (répulsive) entre deux particules y aurait une intensité proportionnelle au logarithme de la distance, ce qui correspond aux lois de l'électrostatique en dimension 2 (- log est alors la solution fondamentale du Laplacien, ou “noyau de Coulomb”). On parle de "gaz de Coulomb" ou de "log-gas".

La force de cette "Coulomb/log gas analogy" ne s'est pas démentie depuis et on trouve dans la littérature de physique mathématique des exemples récents de résultats se fondant sur ce parallèle pour mener à bien des calculs et formuler, via une heuristique physique, des prédictions sur certains modèles de matrices aléatoires (on pourra consulter le livre de Forrester4 pour une présentation très détaillée du lien entre les deux domaines). Réciproquement, cette correspondance inattendue pousse à considérer les "log-gas" comme des systèmes valables de physique statistique, malgré leur apparence de modèle jouet à la définition artificielle (particules suivant la physique de dimension deux mais contraintes à vivre en dimension un...). En regardant dans cette direction, on s'aperçoit vite que le log-gas uni-dimensionnel n'est pas uniquement la tête d'un pont le reliant à l'étude statistique des niveaux d'énergie, mais appartient en fait à une famille de systèmes qui soulèvent d'intéressantes questions dans le cadre de l'étude mathématique de la mécanique statistique. Cette famille est celle des "gaz de Riesz", classe de modèles pour lesquels l'énergie d'interaction est proportionnelle à une puissance négative $|x|^{-s}$ de la distance entre deux particules (le cas logarithmique se voit, selon une convention naturelle, comme la bonne façon de définir le cas "$s = 0$" et cette famille de potentiels comprend bien sûr le cas "physique" de l'interaction de Coulomb pour $s = d-2$). Si $s$ est inférieur à la dimension, l'interaction a ceci de particulier qu'elle est à longue portée, ce qui se traduit physiquement par le fait que chaque particule "ressent" l'influence de toutes les autres. Ce caractère décroît avec $s$ mais à l'inverse, plus $s$ est grand, plus le noyau d'interaction présente une singularité en l'origine. Ces deux aspects ont des conséquences à la fois sur les difficultés rencontrées dans l'analyse mathématique et sur les propriétés physiques.

L'étude des niveaux d'énergie, des valeurs propres et des gaz de Riesz se mène à deux échelles naturelles. La première est l'échelle globale, ou macroscopique, à laquelle on cherche à décrire l'arrangement typique des points / particules dans leur ensemble. Historiquement, ce fut là le principal cadre d'application de l'heuristique physique mentionnée plus haut à la théorie des matrices aléatoires - à commencer par les articles de Wigner et Dyson déjà cités, jusqu'à des considérations plus récentes comme par exemple la méthode mise en avant par Boutet de Monvel, Pastur et Shcherbina5 . Mais comme le remarque Wigner dans l'article cité plus haut : "Unfortunately, these results on the density of the characteristic values do not shed any light on the distribution of the intervals between adjacent characteristic values". En effet, pour la compréhension de la statistique des niveaux d'énergies, il est primordial de décrire l'écart entre deux valeurs propres, ce qui est une propriété relevant de l'échelle locale, ou microscopique. Depuis les questions posées par Wigner et Dyson, de nombreu.x.ses auteur.e.s sont parvenu.e.s à fournir une analyse fine des statistiques microscopiques de valeurs propres aléatoires (étude qui a peut-être trouvé son point culminant avec la preuve par Erdös, Schlein, Tao, Yau et Vu de "l'universalité", prédite par Wigner en ces termes : "It is very likely that the statistical properties of a large class of real symmetric operators are in many respects identical", et pour une présentation de laquelle on pourra consulter l'exposé d'Alice Guionnet au séminaire Bourbaki6 ), mais le point de vue "physique statistique" n'a pas joué de rôle majeur. Pourtant, pour la physique, c'est également à cette échelle microscopique que se lisent les corrélations entre particules - et que se détecte une éventuelle "transition de phase".

Les travaux d'Étienne Sandier et Sylvia Serfaty7 , motivés par un autre domaine de la physique mathématique (l'étude mathématique de la matière condensée) ont fourni récemment des outils mathématiques pour l'étude microscopique des gaz de Riesz, permettant de notamment de formaliser proprement la limite de "volume infini"  à laquelle on aboutit naturellement si la longueur caractéristique entre particules voisines est d'ordre 1 et que l'on fait tendre le nombre de particules vers l'infini. Le fait que l'interaction puisse être singulière et à longue portée crée ici des difficultés importantes pour la définition même des objets. Une fois ceux-ci solidement mis sur pied, il est par exemple possible de poursuivre, à l'échelle locale, une forme d'heuristique physique pour l'étude des valeurs propres de matrices aléatoires. C'est principalement dans cette direction que s'inscrivent mes travaux. Avec Sylvia Serfaty, j'ai introduit une fonctionnelle d'énergie libre pour les gaz de Riesz qui en gouverne le comportement local via le problème variationnel associé8 . Notons qu'une telle situation se rencontre également à l'échelle macroscopique, c'est d'ailleurs un calcul que fait déjà Wigner ! Comme à l'échelle macroscopique, il "suffit" alors, en principe, de comprendre les minimiseurs de la bonne fonctionnelle - mais si le calcul variationnel macroscopique se laisse aborder sans trop d'encombres, le problème microscopique se révèle extrêmement délicat et on ne sait pas, pour l'instant, décrire précisément les solutions. On sait néanmoins qu'elles existent et il est possible de les caractériser de manière authentiquement physique, par contraste avec certains résultats existants (les approches étant, dans une large mesure, complémentaires !). C'est notamment l'objet du travail avec Dereudre, Hardy et Maïda9 , dans lequel nous établissons les équations DLR (pour Dobrushin-Lanford-Ruelle), ce qui rend à la limite de volume infini (appelée "processus Sine-beta" par Valkó et Virág qui démontrent son existence, et uniquement connue jusque là via la description stochastique qu'ils en donnent) sa pleine nature de système de particules à l'équilibre. Dans le même esprit, avec Erbar et Huesmann10 nous montrons que la fonctionnelle d'énergie libre du log-gas unidimensionnel possède un unique minimiseur (parmi les processus stationnaires), qui n'est autre que le processus Sine-beta. Cette unicité peut se comprendre physiquement comme une forme faible d'absence de transition de phase. La dimension 1 y est utilisée de façon cruciale, et il est à parier que le portrait de phase se complique en dimension plus grande, comme prédit par la littérature physique. La compréhension mathématique de cette hypothétique transition reste lacunaire... peut-être faudra-t-il une nouvelle analogie ?

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Source : Figure 4 dans Large Deviations Principle for Empirical Fields of Log and Riesz Gases

 

  • 1Von Neumann J., Wigner E.P. (1993) Über das Verhalten von Eigenwerten bei adiabatischen Prozessen. In: Wightman A.S. (eds) The Collected Works of Eugene Paul Wigner. The Collected Works of Eugene Paul Wigner (Part A: The Scientific Papers. Part B: Historical, Philosophical, and Socio-Political Papers), vol A / 1. Springer, Berlin, Heidelberg. https://doi.org/10.1007/978-3-662-02781-3_20
  • 2Wigner, E. Statistical properties of real symmetric matrices with many dimensions, 4th Can. Math. Congress (Banff 1957), Proc. pp. 174–184, Univ. Toronto Press, [1959]
  • 3Dyson, F. J.,Statistical theory of the energy levels of a complex system, Part I, J.Math. Phys.3, pp. 140–156 [1962]
  • 4Forrester, P.J. Log-Gases and Random Matrices (LMS-34). Princeton University Press, 2010
  • 5de Monvel, A.B., Pastur, L. & Shcherbina, M. On the statistical mechanics approach in the random matrix theory: Integrated density of states. J Stat Phys 79, 585–611 (1995). https://doi.org/10.1007/BF02184872
  • 6Guionnet, Alice. Grandes matrices aléatoires et théorèmes d'universalité [d'après Erdos, Schlein, Tao, Vu et Yau], dans Séminaire Bourbaki, volume 2009/2010, exposés 1012-1026, Astérisque, no. 339 (2011), Exposé no. 1019, 35 p. http://www.numdam.org/item/AST_2011__339__203_0/
  • 7Sandier, E., Serfaty, S. From the Ginzburg-Landau Model to Vortex Lattice Problems. Commun. Math. Phys. 313, 635–743 (2012). https://doi.org/10.1007/s00220-012-1508-x
  • 8Leblé, T., Serfaty, S. Large Deviation Principle for Empirical Fields of Log and Riesz Gases, Inventiones Math., 210 (2017), No. 3, 645-757
  • 9Dereudre, D., Hardy, A., Leblé, T. and Maïda, M. (2021), DLR Equations and Rigidity for the Sine‐Beta Process. Comm. Pure Appl. Math., 74: 172-222. https://doi.org/10.1002/cpa.21963
  • 10Erbar, M., Huesmann, M. and Leblé, T. (2021), The One‐Dimensional Log‐Gas Free Energy Has a Unique Minimizer. Comm. Pure Appl. Math., 74: 615-675. https://doi.org/10.1002/cpa.21977

Contact

Thomas Leblé est chargé de recherches au CNRS. Il est membre du laboratoire Mathématiques appliquées à Paris 5 (MAP5 - CNRS & Université de Paris).