Groupes de Cremona en dimension supérieure
Susanna Zimmermann, maîtresse de conférences à l'université d'Angers, médaille de bronze du CNRS 2020, présente son travail sur les groupes de Cremona, mené avec Jérémy Blanc, professeur à l'université de Bâle, et Stéphane Lamy, professeur à l'université Toulouse Paul Sabatier, à paraître dans Acta mathematica.
L'espace projectif Pn:=PnC de dimension n≥1 est la variété algébrique projective la plus symétrique. Dans une carte affine, une symétrie birationnelle de Pn s'écrit
où les f1,…,fn,g1,…,gn sont des polynômes non-nuls. On demande de plus qu'il existe une application ψ de la même forme tel que formellement φ∘ψ=ψ∘φ=idPn. Par exemple l'application
où (abcb)∈PGL2(C(x2,…,xn)) est une symétrie birationnelle de Pn, dont l'inverse s'obtient en inversant la matrice dans PGL2(C(x2,…,xn)). Elle n'est pas définie en tout point de Pn, mais elle se restreint en un isomorphisme entre des ouverts denses de Zariski.
Le groupe Bir(Pn) des symétries birationnelles de Pn s'appelle groupe de Cremona, nommé après L. Cremona, qui a fondé la théorie [Cre63, Cre65]. Le groupe de Cremona contient le groupe Aut(Pn)≃PGLn+1(C) des automorphismes de Pn, et en fait Bir(P1)=Aut(P1)≃PGL2(C).
Pour n≥2, l'exemple ci-dessus donne une inclusion
PGL2(C(x2,…,xn))↪Bir(Pn).
En agissant birationnellement sur les variables restantes x2,…,xn on obtient donc une inclusion
PGL2(C(x2,…,xn))⋊Bir(Pn−1)↪Bir(Pn).
Ces applications sont dites de Jonquières.
Le théorème de Nœther-Castelnuovo affirme que pour n=2 le groupe de Cremona est engendré par Aut(P2) et la transformation [Cas01], qui est un élément de Jonquières. Quand n≥3 il n'y a pas d'analogue du théorème de Nœther-Castelnuovo, et on ne connait aucun ensemble raisonnable de générateurs de Bir(Pn). Voici un extrait de l'article “Cremona group” in the Encyclopedia of Mathematics, écrit par V. Iskovskikh en 1987 :
"One of the most difficult problems in birational geometry is that of describing the structure of the group Bir(P3), which is no longer generated by the quadratic transformations. Almost all literature on Cremona transformations of three-dimensional space is devoted to concrete examples of such transformations. Finally, practically nothing is known about the structure of the Cremona group for spaces of dimension higher than 3." [Isk87]
Une question naturelle (posée par exemple dans [PS15]) est de savoir si Bir(Pn) est engendré par Aut(Pn) et le groupe des éléments de Jonquières. Une autre question ancienne sur le groupe de Cremona est la suivante: le groupe Bir(Pn) est-il simple? C'est-à-dire, contient-il des sous-groupes distingués non-triviaux et propres ? La question se trouve déjà dans l'œuvre de F. Enriques :
"Tuttavia altre questioni d'indole gruppale relative al gruppo Cremona nel piano (ed a più forte ragione in Sn n>2) rimangono ancora insolute; ad esempio l'importante questione se il gruppo Cremona contenga alcun sottogruppo invariante (questione alla quale sembra probabile si debba rispondere negativamente)." [Enr95, p.116]1
En dimension n=2, une réponse a été apportée depuis une dizaine d'années :
Théorème 1 [CL13]. Le groupe de Cremona Bir(P2) n'est pas simple.
La stratégie de preuve est d'utiliser l'action de Bir(P2) par isométries sur un espace hyperbolique de dimension infinie, puis d'adapter la théorie de petite simplification pour détecter l'existence d'éléments de Bir(P2) engendrant un sous-groupe distingué propre. Cette démonstration semble difficilement généralisable pour n≥3, car la construction de l'espace hyperbolique de dimension infinie repose sur la forme d'intersection entre diviseurs qui est particulière au cas des surfaces.
Quotienter Bir(Pn) par un sous-groupe distingué N induit un morphisme de groupes Bir(Pn)→Bir(Pn)/N. Ainsi, construire un sous-groupe distingué dans Bir(Pn) équivaut à construire un morphisme de groupes de Bir(Pn) vers un autre groupe. Les groupes distingués détectés dans le théorème 1 sont très grands, mais aussi leurs quotients, car par exemple le groupe des éléments de Jonquières PGL2(C(x2))⋊PGL2(C) se plonge dedans. En fait il n'existe pas de quotient fini, ou abélien, du groupe Bir(P2). Comme nous allons le voir maintenant l'histoire est bien différente en dimension plus grande.
Considérons le morphisme de groupes suivant :

où P est l'ensemble des hypersurfaces irréductibles dans Pn−1. On ne peut pas étendre directement Φ au groupe de Cremona, mais cela devient possible après projection sur un sous-groupe de ⨁PZ/2:
Théorème 2 [BLZ19]. Pour tout n≥3 il existe un morphisme Bir(Pn)→⨁IZ/2 où l'ensemble I est non-dénombrable, tel que la restriction au groupe des dilatations

est surjective. En particulier, le groupe de Cremona Bir(Pn) n'est pas simple.
Le théorème précédent utilise le fait que Pn est birationnel au produit P1×Pn−1, sur lequel on comprend explicitement l'action des dilatations, même si l'extension de Φ au groupe entier est bien moins explicite. Il est possible d'appliquer la même stratégie en utilisant d'autres fibrations de base Pn−1, toujours à fibre générale isomorphe à P1 mais non birationnelles à un simple produit. Le noyau des morphismes vers Z/2 ainsi produits contient les applications de Jonquières, et on en déduit le résultat suivant :
Théorème 3 [BLZ19]. Soit n≥3, S un sous-ensemble dénombrable d'éléments de Bir(Pn), et soit G le groupe engendré par Aut(Pn),PGL2(C(x1,…,xn))⋊Bir(Pn−1) et S. Il existe un morphisme surjectif
Bir(Pn)→Z/2
dont le noyau contient G. En particulier, G est un sous-groupe propre de Bir(Pn), ainsi que le sous-groupe distingué engendré par G.
En particulier, la réponse à la question de [PS15] est négative : les transformations linéaires et de Jonquières ne suffisent pas à engendrer Bir(Pn).
Mais comment construire le morphisme Bir(Pn)→⨁IZ/2 du théorème 2 ?
L'idée de base s'explique déjà sur l'exemple du groupe symétrique symn.
Ce groupe est engendré par les transpositions τi=(i i+1), i=1,…,n−1, et une présentation du groupe est
Symn=⟨τ1,…,τn∣τ2i=1, (τi+1τi)3=1, τiτj=τjτi,|i−j|>2 ⟩
Le morphisme signature symn→{+1,−1} est défini par τi↦−1, i=1,…,n−1. Le fait que cette application soit bien définie et qu'elle soit un morphisme découle de l'observation que chaque relation étant de longueur paire est envoyée sur le neutre. On peut retenir ce principe : pour définir un morphisme d'un groupe vers Z/2, il « suffit » de disposer d'une présentation par générateurs et relations, d'envoyer certains des générateurs sur le générateur de Z/2, et de vérifier que chaque relation est envoyée sur l'élément neutre. A priori cette stratégie paraît difficile à implémenter pour le groupe de Cremona, vu qu'on ne connaît pas d'ensemble de générateurs raisonnables, sans même parler des relations. Nous expliquons maintenant comment nous contournons ce problème, en plongeant Bir(Pn) dans un groupoïde BirMori(Pn) encore plus gros, mais pour lequel on disposera d'une présentation par générateurs et relations géométriquement naturelle. On pourra ainsi construire un morphisme vers une somme directe de Z/2, et finalement obtenir le morphisme du théorème 2 par restriction :
Pour construire le groupoïde, commençons par rappeler que pour tout élément Pn du groupe de Cremona, il existe une résolution
où Z est une variété lisse et les Z→Pn sont des morphismes birationnels. Depuis Z on peut lancer le Programme des Modèles Minimaux (MMP) : on contracte peu-à-peu des familles de courbes dont l'intersection contre le diviseur canonique est négative. Le résultat du programme, dans notre cas, est une variété X de dimension n sur laquelle on ne peut plus rien contracter sans chuter en dimension. Elle n'est pas trop singulière, est munie d'un morphisme X→B où dimB<n, et l'intersection de toute courbe contenue dans toute fibre est négative contre le diviseur canonique. Une telle fibration, notée X/B, est appelée une fibration de Mori.
BirMori(Pn) est le groupoïde des transformations birationnelles entre fibrations de Mori rationnelles. Vu que Pn→∗ est une fibration de Mori, le groupe de Cremona Bir(Pn) est contenu dans BirMori(Pn).
Géométriquement, toutes les étapes possibles d'un MMP depuis Z sont encodées dans un éventail C qui se trouve dans l'espace vectoriel N1(Z)⊗R, où N1(Z) est le groupe des diviseurs de Z à équivalence numérique près :
- Un pas du MMP correspond à sauter d'une chambre maximal de l'éventail C à une autre chambre maximale, en se rapprochant du bord.
- Une fibration de Mori Xi/Bi (le résultat final d'un MMP) correspond à une face F1i de codimension 1 dans le bord ∂C de l'éventail C.
- Passer d'une telle face F1i vers une autre, disons F1j, en traversant une face F2 de codimension 2 correspond à une transformation birationnelle
, qui s'appelle un lien de Sarkisov.
- Une face F3 de codimension 3 dans ∂C appartient à un nombre fini de faces F11,…,F1t - correspondant aux fibrations de Mori X1/B1,…,Xt/Bt - dont chacune touche seulement deux autres qui contiennent F3.
Ainsi F3 correspond à une relation entre liens de Sarkisov, dite relation élémentaire,
χt∘⋯∘χ1=id
où χi correspond à la face de codimension 2 entre F1i et F1i+1 (et F1t+1=F11).
L'ensemble des liens Sarkisov est un ensemble de générateurs du groupoïde BirMori(Pn) [HM13] ([Cor95] pour n=2,3 et [Isk96] pour n=2). De plus la géométrie de l'éventail implique que toute relation dans BirMori(Pn) est engendrée par des relations élémentaires [BLZ19]. On a donc une présentation de notre groupoïde par générateurs et relations :
BirMori(Pn)=⟨ liens de Sarkisov∣relations élémentaires ⟩.
Maintenant, on peut passer à la construction du morphisme BirMori(Pn)→⊕IZ/2 qui se restreindra en le morphisme Bir(Pn)→⊕IZ/2 du théorème 2.
Chaque dilatation
préserve une fibration en coniques au-dessus de Pn−1, et contracte une hypersurface birationnelle à P1×Γ, où Γ⊂Pn−1 est d'équation α=0. Considérons une décomposition
ϕα=χs∘⋯χ1
en liens de Sarkisov χ1,…,χs.
On se concentre sur les liens de Sarkisov qui ont des propriétés similaires à ϕα:
Bi=Bi+1 est de dimension n−1, et on a un diagramme commutatif
Un tel lien χi préserve la fibration au-dessus de Bi et contracte une hypersurface irréductible birationnelle à P1×Γi, où Γi⊂Bi est une hypersurface [BLZ19]. Introduisons maintenant une mesure de l'irrationalité de Γi. La gonalité gon(C) d'une courbe de C est définie comme le degré des extensions des corps de fonctions gon(C):=[C(C):C(t)].
Autrement dit, gon(C) est le degré minimal des applications rationnelles dominantes . La courbe C est rationnelle si et seulement si gon(C)=1. La gonalité d'une courbe hyperelliptique est 2.
Pour une courbe lisse C⊂P2 de degré >1 la gonalité satisfait gon(C)=deg(C)−1. On appelle gonalité couvrante (covering gonality) cov.gon(Γi) de Γi le plus petit entier c≥1 tel que par tout point x d'un ouvert dense de Γi il passe une courbe C⊂Γi de gonalité gon(C)=c. La propriété cov.gon(Γi)=1 correspond par exemple à la propriété classique d'être uniréglée. Si Γi est de degré d≥n+1 et possède seulement des singularités canoniques, alors cov.gon(Γi)≥d−n [BDE+17].
Proposition 4 [BLZ19]. Soit n≥3. Il existe dn≥1 qui dépend seulement de n, tel que : si χ0 est un liens de Sarkisov dans BirMori(Pn) de forme (*) qui apparaît dans une relation élémentaire et qui contracte une hypersurface birationnelle à P1×Γ0, alors
- ou bien, à permutation cyclique près, la relation élémentaire est de la forme
χ3∘χ2∘χ1∘χ0=id
et cov.gon(Γ0)=cov.gon(Γ2)≥dn,
- ou bien cov.gon(Γ0)<dn.
La constante dn dans la proposition 4 provient de la finitude des variétés Fano à singularités contrôlées, résultat obtenu par C. Birkar [Bir19, Bir21].
Nous pouvons finalement construire le morphisme BirMori(Pn)→⊕IZ/2 du théorème 2. Soit un lien de Sarkisov entre fibrations de Mori X/B et X′/B′.
- S'il existe des diagrammes commutatifs de transformations birationnelles
où dimB=n−1 et χ contracte une hypersurface birationnelle à P1×Γ tel que cov.gon(Γ)≥dn, on envoie χ sur le générateur correspondant à Γ.
- On envoie tout autre lien de Sarkisov sur zéro.
Par la proposition 4, toute relation élémentaire est envoyée sur le neutre, ce qui assure que notre définition au niveau des liens de Sarkisov s'étend en un morphisme BirMori(Pn)→⊕Z/2. Nous sommes en fait vraiment intéressés à définir un morphisme sur le groupe de Cremona, donc nous considérons la restriction à Bir(Pn), et il reste à nous assurer que cette restriction n'est pas le morphisme trivial... Heureusement en restriction au sous-groupe des dilatations la construction devient suffisamment explicite pour que l'on puisse vérifier qu'elle correspond bien au morphisme Φ « déterminant » de la page 2, en tronquant la somme aux hypersurfaces Γ vérifiant cov.gon(Γ)≥dn. Notre morphisme est donc déjà surjectif au niveau des dilatations, il est donc bien non trivial sur le groupe de Cremona entier : tout notre travail n'a pas été en vain !
Remerciements
Je remercie Stéphane Lamy pour son fort soutien stylistique et linguistique dans l'écriture de ce texte.
Références
[BDE+17] Francesco Bastianelli, Pietro De Poi, Lawrence Ein, Robert Lazarsfeld, and Brooke Ullery. Measures of irrationality for hypersurfaces of large degree. Compos. Math., 153(11):2368–2393, 2017.
[Bir19] Caucher Birkar. Anti-pluricanonical systems on Fano varieties. Ann. of Math., 2(190(2)):345–463, 2019.
[Bir21] Caucher Birkar. Singularities of linear systems and boundedness of fano varieties. To appear in Annals of Math., 2021.
[BLZ19] Jérémy Blanc, Stéphane Lamy, and Susanna Zimmermann. Quotients of higher dimensional Cre- mona groups. Acta Math. (to appear), 2019.
[Cas01] Guido Castelnuovo. Le trasformationi generatrici del gruppo cremoniano nel piano. Atti della R. Accad. delle Scienze di Torino, 36(1):861–874, 1901.
[CL13] Serge Cantat and Stéphane Lamy. Normal subgroups in the Cremona group. Acta Math., 210(1):31–94, 2013. With an appendix by Yves de Cornulier.
[Cor95] Alessio Corti. Factoring birational maps of threefolds after sarkisov. Journal of Algebraic Geom- etry, 4(4):223–254, 1995.
[Cre63] Luigi Cremona. Sulle transformazioni geometriche delle figure piane. Mem. Acad. Bologna, 2(2):621–30, 1863.
[Cre65] Luigi Cremona. Sulle transformazioni geometriche delle figure piane. Mem. Acad. Bologna, 5(2):3– 35, 1965.
[Enr95] Federigo Enriques. Conferenze di Geometria: fundamenti di una geometria iperspaziale. Bologna, 1895.
[HM13] Christopher D. Hacon and James McKernan. The Sarkisov program. J. Algebraic Geom., 22(2):389–405, 2013.
[Isk87] Vasily A. Iskovskikh. Cremona group. In Encyclopedia of Mathematics. 1987.
[Isk96] V. A. Iskovskikh. Factorization of birational mappings of rational surfaces from the point of view of Mori theory. Uspekhi Mat. Nauk, 51(4(310)):3–72, 1996.
[PS15] Ivan Pan and Aron Simis. Cremona maps of de Jonquières type. Canad. J. Math., 67(4):923–941, 2015.
Contacts
- Jérémy Blanc, professeur à l'université de Bâle ;
- Stéphane Lamy, professeur à l'université Paul Sabatier, membre de l'institut de Mathématiques de Toulouse (IMT - CNRS, INSA Toulouse, Université Toulouse Paul Sabatier) ;
- Susanna Zimmermann est maîtresse de conférence à l’Université d’Angers, membre du laboratoire angevin de recherche en mathématiques (LAREMA - CNRS & Université d'Angers).
Notes
- “However, other group-theoretic questions related to the Cremona group of the plane (and, even more so, of ℙn, n>2) remain unsolved; for example, the important question of whether the Cremona group contains any normal subgroup (a question which seems likely to be answered negatively).”