Les travaux de Jean-François Le Gall, lauréat du prix Wolf 2019

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Le prix Wolf en mathématiques, troisième plus prestigieuse distinction en mathématiques après le prix Abel et la médaille Fields, a été remise en 2019 conjointement à Jean-François Le Gall, professeur à l’université Paris-Sud, « pour ses travaux profonds et élégants sur les processus stochastiques » et à Gregory Lawler, professeur à Chicago University. C’est la plus distinction la plus haute parmi toutes les marques de reconnaissance académique que Jean-François Le Gall a reçues : conférencier plénier au Congrès international des mathématiciens en 2014, membre de l’Académie des sciences depuis 2013, médaille d’argent du CNRS, prix Fermat, prix Loeve et prix Sophie Germain… Saisissons cette occasion de recenser succinctement dans l’ordre antéchronologique quelques-uns de ses plus grands résultats dans le domaine de la théorie des probabilités.

 

Le prix Wolf en mathématiques, troisième plus prestigieuse distinction en mathématiques après le prix Abel et la médaille Fields, a été remise en 2019 conjointement à Jean-François Le Gall, professeur à l’université Paris-Sud, "pour ses travaux profonds et élégants sur les processus stochastiques", et à Gregory Lawler, professeur à Chicago University. C’est la plus distinction la plus haute parmi toutes les marques de reconnaissance académique que Jean-François Le Gall a reçues : conférencier plénier au Congrès international des mathématiciens en 2014, membre de l’Académie des sciences depuis 2013, médaille d’argent du CNRS, prix Fermat, prix Loeve et prix Sophie Germain… Saisissons cette occasion de recenser succinctement dans l’ordre antéchronologique quelques-uns de ses plus grands résultats dans le domaine de la théorie des probabilités.

Cartes planaires aléatoires et carte brownienne.

Le théorème central limite établit qu’après centrage et changement d’échelle, la somme de $n$ copies indépendantes d’une variable aléatoire avec variance finie converge en loi quand $n\to \infty$ vers une loi normale centrée réduite. Le principe d’invariance de Donsker fournit une version fonctionnelle de cette dernière ; il établit que la mesure de Wiener, qui est la distribution du mouvement brownien, apparaît comme la limite d’échelle de toute marche aléatoire avec variance finie. Même s’il n’existe pas de mesure de Haar sur l’espace dimensionnel infini ${\mathcal C}( {\mathbf{R}}^d)$ de trajectoires continues $\omega: [0,\infty)\to {\mathbf{R}}^d$, le principe d’invariance de Donsker suggère de voir la mesure de Wiener comme la mesure de probabilité naturelle « uniforme » sur ${\mathcal C}( {\mathbf{R}}^d)$. De son côté, la carte brownienne est un espace métrique aléatoire qui peut être pensé, grossièrement parlant, comme une surface uniforme aléatoire homéomorphique à la sphère ${\mathbb S}^2$ de dimension $2$. Il y a de nombreuses motivations, notamment du côté de la gravité quantique en physique théorique, pour s’intéresser à de tels objets et les contributions de Jean-Fran\c cois Le Gall dans ce domaine sont novatrices.

Heuristiquement, il a établi dans une série de travaux la réciproque du principe d’invariance de Donsker pour les surfaces au lieu des trajectoires. Plus spécifiquement, il a résolu le problème crucial soulevé par Oded Schramm, qui consiste à établir la convergence en distribution de plusieurs modèles discrets de géométries planaires aléatoires comme les quadrangulations1 à $n$ faces de ${\mathbb S}^2$, vers la carte brownienne (le problème de l’unicité de la carte brownienne était résolue indépendamment et au même moment par Grégory Miermont).

Jean-François Le Gall a établi un grand nombre de propriétés importantes de ce nouvel objet. Il a prouvé que sa dimension de Hausdorff est presque certainement 4, qu’elle jouit d’une remarquable propriété d’invariance après réattribution aléatoire uniforme de la racine, il a décrit précisément ses géodésiques etc. La carte brownienne et ses généralisations forment un des domaines les plus importants et actifs de la recherche sur les phénomènes stochastiques aujourd’hui, et leurs connections à d’autres objets fondamentaux dont les Conformal Loop Ensembles et le champ libre gaussien confirment leur rôle central en théorie des probabilités.

Processus de branchements.

La propriété de branchement est au cœur de beaucoup de contributions de Jean-François Le Gall. Heuristiquement, cela renvoie à l’hypothèque simplificatrice qui est très fréquemment faite en modèles aléatoires des populations, à savoir que les individus différents évoluent indépendamment les uns des autres. Bien que cette notion soit aisée à formuler quand les événements de reproduction ne s’accumulent pas, parce qu’alors il n’y a pas de difficulté à définir la structure généalogique en termes d’arbre discret, traiter le cas continu est souvent beaucoup plus complexe. La plus remarquable contribution de Jean-François Le Gall dans ce domaine est l’introduction du serpent brownien, un processus à valeurs trajectoires, qui est un outil d’une importance fondamentale pour résoudre quantité de problèmes.

En bref, à chaque temps $t\geq 0$, le serpent brownien $W_t$ est une trajectoire brownienne avec temps de vie aléatoire $\zeta(t)$, où le processus $(\zeta(t): t\geq 0)$ est un mouvement brownien linéaire réfléchi. Heuristiquement, pour chaque accroissement de temps infinitésimale ${\rm d} t$, si ${\rm d} \zeta(t)=\zeta(t+{\rm d}t)-\zeta(t)$ est négatif, alors
 $W_{t+{\rm d}t}$ est obtenu par la restriction $W_t$ à l'intervalle de temps $[0,\zeta(t+{\rm d}t)]$, alors que si
${\rm d} \zeta(t)$ est positif, alors $W_{t+{\rm d}t}$ est obtenu en la rallongeant la trajectoire  $W_t$ et en collant à son extrémité droite une trajectoire brownienne indépendant de durée ${\rm d}\zeta(t)$.
 
Le serpent brownien permet notamment une construction très utile d’une classe de processus de Markov à valeur mesure appelés superprocessus, grâce à laquelle on peut déduire un grand nombre de propriétés de ces derniers. De son côté, comme E.B. Dynkin a été le premier à le remarquer, les superprocessus ont un lien profond avec certaines EDP non linéaires (typiquement $\Delta u = u^2$), et le serpent brownien peut être utilisé pour établir des propriétés fines liées aux singularités des solutions, leurs comportements asymptotiques au voisinage du bord dans le cas où la solution explose, etc. Dans une direction un peu différente, Jean-François Le Gall a construit avec Yves Le Jan des processus de branchement à espace d’état continu avec un mécanisme de branchement général (c’est-à-dire non binaire) à l’aide de processus de Lévy (c’est-à-dire des processus à accroissement indépendant stationnaire) sans sauts négatifs. Cela permet d’étendre la construction du serpent brownien au serpent de Lévy et de montrer dans le cas général de nombreux résultats qui avaient été établis précédemment dans le cas du branchement binaire. De plus, la généalogie du serpent de Lévy est décrite à l’aide d’un arbre continu aléatoire, appelé arbre de Lévy, qui est une généralisation du célèbre arbre (brownien) continu aléatoire d’Aldous, et est apparu depuis dans de nombreux théorèmes limite de structures aléatoires. Enfin et surtout, il faut souligner que le serpent brownien joue aussi un rôle clé dans la construction et l’étude de la carte brownienne.

Intersection des trajectoires browniennes planes.

Quelques-unes des plus anciennes contributions de Jean-François Le Gall traitaient des points multiples du mouvement brownien plan ou de la marche aléatoire simple. On dit que la trajectoire  $\omega\in{\mathcal C}({\mathbf R}^d)$ possède un point de multiplicité (au moins) $k\geq 2$ s'il existe des temps $0\leq t_1 < \ldots < t_k$ tels que $\omega(t_1)= \ldots = \omega(t_k)$.
Depuis les travaux de Dvoretzky, Erd\"os et Kakutani dans les années 1950, il est bien connu que la trajectoire brownienne dans ${\mathbf R}^d$ n'a presque sûrement pas de points doubles quand $d\geq 4$, qu'elle a presque sûrement des points doubles mais pas de points triples quand  $d=3$, et des points de n’importe quelle multiplicité (même infinie) en dimension $d=2$. En s’appuyant sur le concept de temps local d’intersection, qui venait d’être introduit par Jay Rosen, Jean-François Le Gall a obtenu nombre de résultats remarquablement fins dans ce domaine. En particulier, il a pu déterminer la fonction exacte de Hausdorff pour l’ensemble des points de multiplicité donnée. Il a aussi mis en exergue le rôle des temps locaux d’autointersection et sa renormalisation dans le comportement asymptotique des saucisses de Wiener (la trace laissée par un compact translaté le long d’une trajectoire brownienne), affinant considérablement un résultat plus ancien dû à Kesten, Spitzer et Whitman dans les années 1960.

Jean-François Le Gall est l’un des probabilistes les plus brillants et les plus influents de sa génération. Cette brève description de quelques-unes de ses contributions majeures est bien sûr loin d’être complète, et ses recherches couvrent une étendue beaucoup plus grande de sujets intéressants.

 

  • 1Une quadrangulation de la sphère est un plongement bien choisi de graphe fini connexe, sans croisement d’arêtes, dans la sphère et tel que toutes les faces sont bordées par exactement 4 côtés d’arête.