Maths & Musique #8 : La pensée temporelle et formelle

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« Comment passer des mathématiques à la matière musicale ? » Voici le dernier article de notre chronique Maths & Musique proposé par Núria Giménez Comascompositrice et ancienne étudiante en mathématiques, et  José L. Besada, musicologue et éditeur d'une section pour le Journal of Mathematics and Music de 2020 à 2023.

Ce texte présente une interaction entre la compositrice (écriture italique) et le musicologue (écriture romaine).

José L. Besada : « Pour moi, les enjeux de représentation des idées musicales, et en particulier de la pensée compositionnelle, émergent comme des sujets de recherche fondamentaux. Cette perspective cognitive m’a conduit à faire partie des projets SMIR et ProAppMaMu, menés par Moreno Andreatta, qui a déjà présenté son approche dans le premier numéro de cette série d’articles de vulgarisation. Grâce aux sciences cognitives, nous avons commencé à explorer la manière dont nous interagissons avec certaines représentations géométriques de la théorie musicale, telles que le Tonnetz.

À cette époque-là et en parallèle, je menais des recherches personnelles sur les représentations musicales du temps chez les compositeurs contemporains. Lors de mes visites à la Fondation Paul Sacher à Bâle, la plus grande archive de documentation des compositrices et compositeurs des 20e et 21e siècles, j’ai pu trouver des esquisses singulières pour dessiner géométriquement le temps, passant de la dichotomie temps lisse/strié chez Pierre Boulez aux spiraux et hélicoïdes chez les compositrices et compositeurs de la musique dite spectrale (notamment Gérard Grisey et Kaija Saariaho). De même, aux archives du compositeur Iannis Xenakis j’ai pu trouver des dessins de roues dentées représentant des interactions rythmiques grâce à ses cribles, une stratégie créative combinant l’algèbre booléenne et l’arithmétique modulaire. Mon regard sur ces sujets emprunte des notions et des méthodologies tirées de la linguistique cognitive ; dans le cas des musiques inspirées par les mathématiques, la perspective de George Lakoff et de Rafael E. Núñez est toujours une source d’apprentissage.

Ce parcours m’a encouragé à soumette une candidature en 2023 pour la « bourse Leonardo » de la Fondation BBVA en Espagne. J’ai été admis grâce à mon projet 3C-TEMPO. Ceci m’a permis, d’une part, de scruter à nouveau certains fonds de la Fondation Paul Sacher. D’autre part, j’ai passé la commande de trois nouvelles pièces musicales, pour trio de percussion avec électronique facultative, aux compositeurs Abel Paúl et Rafael Murillo Rosado et à la compositrice Núria Giménez Comas. Mon objectif était de suivre de façon ethnographique et auto-ethnographique leurs pratiques musicales. Dans notre première rencontre, je leur ai proposé une expérience cognitive contrôlée à partir d’esquisses d’autres compositrices et (voir Figure 1). Visiblement, ce prélude a eu un impact particulier dans la pensée créatrice de Núria Giménez Comas… ».

Figure 1 : Première rencontre avec Núria Giménez Comas, chez elle, le 4 janvier 2024. Elle travaillait à partir d’une forme spirale carrée empruntée des esquisses de Kaija Saariaho. © José L. Besada.

Núria Giménez Comas : « Les sujets autour du temps comme matière première m’ont incitée avant et après écriture à évoquer ces passages intermédiaires sur l’écriture temporelle (temps lisse / temps strié et aussi liés au jeu et à la perception des différents types d’écriture). Dans les premières expériences de nature musicologique, les graphiques étaient au cœur de la recherche pour imaginer des petites “ébauches” musicales fondées sur ces graphiques. Cette expérience très enrichissante m’a portée découvrir des graphiques comme celui de la spirale qui a constitué formellement la pièce Nymphéa (1987) de Saariaho, ainsi que les recherches de Grisey autour de la temporalité (et différents types d’écriture).

Dans l’idée de créer une nouvelle pièce poétique, je souhaitais vraiment refléter des extrêmes temporels fortement contrastés, inspirés du contraste (si difficile à se représenter) de l’observation du ciel et des événements sur terre. Je trouve que le film Des événements plus ou moins récents, tels que le film Nostalgia de la luz (2010) explique puissamment cela : la recherche des os des êtres disparus parmi les pierres du désert pendant que les astronomes observent attentivement le ciel.

Pour les différents types d’écriture de la pièce, le passage entre un type d’écriture découpée-comptée à l’autre, fondée sur le geste et la résonance (graphique proportionnelle) devient intéressant. L’idée poétique de la pièce Pedres, llàgrimes sospeses (2024) se relie au travail de ces différentes temporalités dramaturgiques et aussi à sa relation avec l’espace. Pour le travail de l’espace, d’un côté je visualise et dessine des schémas géométriques dans une ligne temporelle, de l’autre j’adapte les idées, toujours utopiques au départ, aux matériaux musicaux et parfois à un espace qui peut être modelé ou adaptable.

OpenMusic de l’Ircam

La composition assistée par ordinateur (CAO) permet de mettre en œuvre des algorithmes dans une perspective musicale. Créé par l'Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam/CNRS), OpenMusic est un environnement de programmation graphique destiné  à aider le compositeur ou la compositrice dans son travail d’écriture.

En employant le matériel temporel comme la base de composition de l’œuvre, les idées de périodicité et d’apériodicité ont été au cœur du développement de la pièce, le travail sur les processus superposés parfois continus, parfois discontinus. J’ai revu les représentations sur OM (Open Music, logiciel de l’IRCAM dédié à la composition musicale assistée) des idées des cycles, la sous-division temporelle et ses représentations, soit dans l’écriture soit dans des graphiques (voir Figure 2). Toujours dans l’idée de passer de ces idées mathématiques à la matière musicale, j’avais abordé dans le passé l’idée de l’image des fractales en utilisant la propriété d’auto-similarité dans les gestes-phrasés musicaux, voici un exemple de patch OM qui a été utilisé pour la pièce Abraxas (2013) avec le vidéaste DanBrowne.

Figure 2.1
Figure 2. Captures d’écran avec l’usage d’OM.]
Figure 2. Captures d’écran avec l’usage d’OM.]

Le travail sur la densification temporelle se combine aussi au reste dans cette nouvelle pièce : soit par l’ajout d’événements ou notes dans une texture, qui puissent générer le chaos, ou à l’inverse par la création de textures continues, ou créées par l’accélération, etc. Le travail en utilisant la série de Fibonacci (voir Figure 3) pour ces passages denses s’explique dans l’envie d’arriver à cette idée d’accumulation (géométrique) d’une façon précise ou utopique (on pourrait aussi dire “mécanique”) en contraste au processus qui se développe de façon plus “organique” (voir Figure 4).

Figure 3. Esquisse pour la composition de Pedres, llàgrimes sospeses
Figure 3. Esquisse pour la composition de Pedres, llàgrimes sospeses
Figure 4. Extrait de la partition de Pedres, llàgrimes sospeses
Figure 4. Extrait de la partition de Pedres, llàgrimes sospeses

Dans plusieurs pièces des idées ou images mathématiques (terrain de forte inspiration aussi lié à mon parcours) deviennent petit à petit concrètes sur le travail du matériel sonore de façon parfois artisanale ».

José L. Besada : « En raison de son intérêt pour la suite de Fibonacci, Giménez Comas s’inscrit dans la liste de compositrices et compositeurs des 20e et 21e siècles ayant exploité cet objet arithmétique comme source d’inspiration. Le cas de Béla Bartók est sans doute le plus cité, mais la méthodologie de recherche d’Ernö Lenvai, le premier à discuter cet aspect, a été mise en cause. En revanche, la suite de Fibonacci est clairement repérable dans quelques partitions de certains compositeurs que j’avais mis en jeu dans l’expérience cognitive de notre première rencontre. C’est le cas, par exemple, des accents du piano pour le début de Zyia (1952) de Xenakis –à l’époque, il travaillait dans le studio de Le Corbusier– ou du trombone à la fin du Solo pour deux (1981) de Grisey. De même, j’ai trouvé récemment à la Fondation Paul Sacher d’autres références plus subtiles à cette suite arithmétique chez d’autres compositrices ou compositeurs d’orientation spectrale : dans les esquisses de Jonathan Harvey pour Bhakti (1982) et de Saariaho pour … À la fumée (1990). Néanmoins, l’approche de Giménez Comas est, à mon avis, plus proche des manipulations de la suite trouvé par Giacomo Albert dans les esquisses de Brian Ferneyhough pour son Deuxième quatuor à cordes (1979-80). Tous deux montrent, de manière indépendante, une forme de convergence dans leur besoin de formaliser une ordination temporelle à travers les nombres ».

Contact

José Luis Besada
musicologue et éditeur d'une section pour le Journal of Mathematics and Music de 2020 à 2023
Núria Giménez Comas
compositrice et ancienne étudiante en mathématiques

La fondation BBVA

L'oeuvre Pedres, llàgrimes sospeses de Núria Giménez Comas a été commandée grâce au projet 3C-TEMPO, financé par la Beca Leonardo a Investigadores y Creadores Culturales 2023 de la Fondation BBVA en Espagne. La Fondation BBVA n'est pas responsable des opinions, commentaires et contenus du projet ainsi que des résultats qui en découlent, lesquels relèvent de la responsabilité totale et absolue de ses auteurs.