Mesures gaussiennes et équations des ondes
La théorie de Cameron et Martin, telle qu’elle a été développée dès les années 1940, ouvre la possibilité de décrire l’image des mesures gaussiennes sur des espaces de dimension infinie par des transformations. Un article récent de T. Oh et N. Tzevtkov s’attache à cette question dans le cas d’espaces fonctionnels construits sur le tore. Dans le cas du tore de dimension 1 ou 2, ils démontrent que la mesure gaussienne ainsi définie possède de bonnes propriétés vis-à-vis du flot de l’équation des ondes non-linéaires cubique définie sur ces espaces fonctionnels.
Rappelons que la mesure gaussienne standard sur l’espace Rn est définie par
dμn(x)=1(2π)n/2e−|x|22dx.(0)
Elle est invariante par rotation. De plus, si h∈Rn est fixé, l’image de μn par la translation x↦x+h est absolument continue par rapport à μn avec la densité
e−|h|22−x⋅h.
Par analogie, on peut tenter de définir une mesure gaussienne « standard » sur un espace de Hilbert abstrait H muni du produit scalaire ⟨⋅,⋅⟩ par une expression de la forme
Z−1e−⟨x,x⟩2dx.(1)
Dans cette formule, {Z} est une constante de normalisation et {dx} est l’analogue de la mesure de Lebesgue dans (0).
Ce programme peut être mené à bien rigoureusement lorsque H est un espace de dimension finie. Mais il n’y a pas de façon canonique de définir dx pour des espaces H de dimension infinie et il s’avère qu’il est impossible de réaliser la mesure (1) comme une mesure de probabilité σ-additive sur {H}. Cependant, on peut définir une mesure (1) si l’on accepte d’élargir l’espace sur lequel la mesure (2) est définie.
Typiquement, dans le contexte du mouvement brownien, l’espace de Hilbert {H} est l’espace de Sobolev H1(I) où {I} est un intervalle, éventuellement non borné, avec des conditions adaptées aux bornes de l’intervalle, et la mesure (1) peut être réalisée formellement par passage à la limite comme une mesure sur les fonctions continues de {I} (ou encore comme une mesure sur l’espace L2(I) dans le cas où {I} est borné). On observera que l’ensemble des fonctions continues ou l’ensemble des fonctions de carré intégrable est bien plus « grand » que l’espace de Sobolev H1(I). Il s’avère que la mesure ainsi construite par (1) est telle que H1(I) est de mesure nulle. En conclusion, le prix à payer pour définir une mesure de type (1) dans le cas d’un espace Hilbert de dimension infinie {H}, est d’exhiber un espace plus gros {E} pour lequel la mesure ainsi construite a les bonnes propriétés d’une mesure de probabilité sur {E}, mais telle que l’espace de Hilbert de départ - dont on dira que c’est un espace de Cameron-Martin – est de mesure nulle.
Donnons-nous donc un couple H⊂E tel que l’expression (1) définit une mesure sur {E}, prenons h∈E fixé et demandons-nous comme précédemment quelle est la mesure image de (1) par la translation x↦x+h ? Le remarquable travail de Cameron et Martin [1] permet de démontrer que la mesure image par la translation est absolument continue par rapport à la mesure de départ (1) si et seulement si h∈H. Le théorème de Cameron-Martin est à la base d’un grand nombre de travaux importants, en particulier, c’est l’un des points de départ du calcul de Malliavin. On peut l’interpréter comme un résultat sur le transport de la mesure gaussienne (1) par le flot associé à un champ de vecteur constant (le flot x↦x+th) et on peut se demander comment se comporte la mesure (1) vis-à-vis de flots associés à des champs de vecteurs plus généraux.
Venons-en à un travail récent de T. Oh et N. Tzvetkov où les auteurs étendent le résultat de Cameron-Martin au champ de vecteur engendrant le flot d’une équation des ondes non-linéaires. La preuve de ce résultat repose sur la combinaison de techniques d’équations aux dérivées partielles (EDP) et de probabilité. Il s’agit de l’utilisation d’estimations d’énergie raffinées en ce qui concerne les EDP, et pour les probabilités, de techniques inspirées par les remarquables développements de la théorie quantique des champs.
Ce résultat se place dans le tore Td de dimension d sur lequel on considère Hs(Td). Rappelons que pour s≥0, l'espace de Sobolev Hs(Td) contient toutes les fonctions L2 telles que leurs dérivées jusqu’à l’ordre s sont dans L2. Bien sûr, pour un s non entier, on doit être plus précis sur le sens que l’on donne à « jusqu’à l’ordre s ». L’espace Hs(Td) a une structure naturelle d’espace de Hilbert et intervient dans la définition de l’espace naturel sur lequel étudier les solutions de l’équation des ondes non linéaires sur Td,
(∂2t−Δ)u+u3=0.(2)
En effet, on étudie cette équation dans l’espace de Hilbert
Hs(Td):=Hs(Td)×Hs−1(Td),s≥1.(3)
Plus précisément, par analogie avec la mécanique classique, on étudie l’évolution du couple « position-impulsion » (u,∂tu) dans l’espace des phases Hs(Td). C’est un résultat maintenant classique que le flot global de (2) est bien défini sur (3). Les auteurs de [2] veulent décrire les propriétés macroscopiques de ce flot. Plus précisément, ils s’intéressent au transport des mesures gaussiennes de ce flot, dans l’esprit du travail de Cameron-Martin et de résultats récents sur les mesures de Gibbs pour les EDPs Hamiltoniennes. Ils introduisent μs,d la mesure gaussienne {{formellement}} définie par
dμs,d(u,v)=Z−1s,de−12‖(u,v)‖2Hs+1dudv,
en appliquant la définition générale d’une mesure gaussienne dans le cas de l’espace de Hilbert associé à l’équation des ondes non-linéaires (2) (voir les arguments rigoureux dans [2]). Il s’avère que l’on peut voir μs,d comme une mesure de probabilité sur Hσ(Td) pour σ tel que σ<s+1−d2 (on remarquera que Hσ(Td) est bien plus « grand » que Hs+1(Td)).
Dans [2], les auteurs démontrent que pour un entier pair s≥2 et si d=1,2, la mesure gaussienne μs,d est quasi-invariante par le flot (2), au sens où l’image par le flot de μs,d est absolument continue par rapport à μs,d. Le cas de la dimension 2 s’avère extrêmement compliqué et requiert des arguments de renormalisation. L’extension de ces résultats à la dimension supérieure est un délicat problème ouvert.
Il est intéressant de comparer ce résultat avec le théorème de Cameron-Martin dans le cas de la dimension deux d’espace. Comme il a été dit précédemment, lorsque d=2 la mesure μs,2 est une mesure de probabilité sur Hσ(T2) pour σ<s. Dans le contexte de ces mesures μs,2, le théorème de Cameron-Martin donne que pour (h1,h2) donnés dans Hσ(T2), σ<s, le transport de μs,2 par
(u1,u2)⟼(u1,u2)+(h1,h2),
est absolument continu par rapport à μs,2 si et seulement si
(h1,h2)∈Hs+1(T2).
Par ailleurs, il est classique qu’après factorisation par l’évolution libre qui laisse invariante μs,2, le flot de (1) sur Hσ(T2) peut s’écrire
(u1,u2)⟼(u1,u2)+(h1,h2),(4)
où (h1,h2)=(h1(u1,u2),h2(u1,u2))∈Hσ+1(T2).
Il faut noter qu’il y a ici gain d’une dérivée. De plus, on sait que l’on ne peut pas gagner plus d’une dérivée. Comme, pour σ<s, on a σ+1<s+1, le couple (h1,h2) n’appartient pas à l’espace de Cameron-Martin Hs+1(T2). De ce fait si dans (4), (h1,h2) étaient déterministes (c’est à dire indépendants de la donnée initiale aléatoire (u1,u2)), alors la mesure transportée {ne serait pas} absolument continue par rapport à μs,2 ! De ce fait, le résultat de [2] met en exergue une propriété tout à fait exceptionnelle du flot associé à (2).
Références
[1] R. Cameron, W. Martin. Transformations of Wiener integrals under translations. Ann. of Math. (2) 45 (1944), 386-396.
[2] T. Oh, N. Tzvetkov. Quasi-invariant Gaussian measures for the two-dimensional cubic nonlinear wave equation. arXiv:1703.10718.