À propos des conjectures de plénitude et semisimplicité en cohomologie étale

Anna Cadoret et ses collaborateurs ont obtenu récemment pour la cohomologie étale à coefficients finis l’analogue du célèbre théorème de semisimplicité, démontré par Deligne en 1980, pour la cohomologie l-adique. Leur résultat apporte, dans le cadre de la cohomologie étale, un nouvel éclairage sur les conjectures de plénitude et semisimplicité qui sont parmi les plus fascinantes de la géométrie algébrique. Quelques éléments sur ce résultat.

Rappelons tout d'abord que la géométrie algébrique s'attache à étudier la géométrie des courbes, surfaces et plus généralement des  variétés définies par des équations polynomiales. Plus précisément, si S est un ensemble fini d'équations polynomiales à n indéterminées et à coefficients dans un corps k, la donnée de l'application V qui a tout anneau A contenant k associe l'ensemble V(A) des solutions de S dans An est ce qu'on appelle une variété algébrique affine sur k. Ce sont les pièces de base des variétés algébriques sur k - des objets extrêmement riches et complexes, que géomètres et théoriciens des nombres cherchent à comprendre.

Évidemment, "comprendre" ne veut pas dire déterminer explicitement V (même en dimension 0, on ne sait pas dire grand chose sur cette question). Ce qu'on essaye de faire, plutôt, c'est d'associer à V des invariants "simples", fonctoriels en V et que l'on sait classifier - typiquemment un Q-espace vectoriel HQ(V) muni de structures supplémentaires, puis d'essayer de comprendre quelles informations sur V on peut récupérer à partir de HQ(V). Par exemple, on peut regarder le Q-espace vectoriel Z(V)Q de base les sous-variétés intègres de V; c'est ce qu'on appelle les Q-cycles algébriques.

En fait, Z(V)Q est trop gros et juste comme Q-espace vectoriel, ne retient pas vraiment d'information sur V. Par contre, on peut observer que Z(V)Q n'est pas très loin d'être muni d'une loi de composition interne: si Z1,Z2 sont deux sous-variétés intègres de V, on peut être tenté de définir Z1Z2 comme la somme des composantes irréductibles de Z1Z2. Cette idée naïve marche bien une fois que l'on a quotienté  Z(V)Q par des relations d'équivalence dites "adéquates" (équivalence rationnelle, algébrique, numérique etc.). On obtient alors sur  Z(V)Q une structure de Q-algèbre qui, quitte à perdre un peu d'information, décrit comment les cycles s'intersectent. Là, les choses deviennent très très intéressantes... Les quotients de Z(V)Q sur lesquels on sait dire le plus de choses sont ceux de dimension finie. Ils proviennent essentiellement de l'équivalence numérique et des équivalences homologiques. Ces dernières sont associées à ce qu'on appelle des cohomologies de Weil (cohomologie de Betti, de de Rham, l-adique, cristalline etc.), qui sont des foncteurs VHQ(V) de la catégorie des variétés sur k dans celles des Q-algèbres de dimension finie munies de morphismes de Q-algèbres

cHQ:Z(V)QHQ(V)

appelés "applications cycles". Les fibres de ces applications définissent l'équivalence homologique associée à HQ.

C'est dans ce contexte qu'ont été énoncées certaines des conjectures les plus fascinantes de la géométrie algébrique: conjectures standard, conjectures de semisimplicité et  plénitude. Plus précisément, la cible d'une cohomologie de Weil HQ est une catégorie tannakienne THQ et on peut attacher à V un sous-groupe algébrique GHQ(V) de GL(HQ(V))  dont la catégorie des représentations est la sous-catégorie tannakienne engendrée par HQ(V) dans THQ. Le groupe GHQ(V) doit être pensé comme un invariant mesurant la complexité de V. Les conjectures ci-dessus prédisent alors que si V est projective lisse, les groupes GHQ(V) pour différentes cohomologies HQ sont tous obtenus à partir d'un même groupe `universel' - le groupe de Galois motivique rêvé par Grothendieck - et que, dans chaque cohomologie de Weil, l'image de l'application cycle est exactement le sous espace vectoriel des éléments GHQ(V)-invariants. Pour la cohomologie de Betti Q est le corps des rationnels, GHQ(V) est le groupe de Mumford-Tate et on retrouve la conjecture de Hodge, pour la cohomologie l-adique, Q est le corps Q des nombres -adiques, GHQ(V) est la clôture de Zariski de l'image du groupe de Galois absolu de k, qui agit naturellement sur HQ(V) et on retrouve la conjecture de Grothendieck-Serre-Tate. Les conjectures standard prédisent notamment que GHQ(V) doit être réductif c'est à dire opérer de façon semisimple sur HQ(V). Pour la cohomologie de Betti, c'est une conséquence de la théorie de Hodge. Par contre, pour la cohomologie l-adique, on ne sait le montrer que dans de rares cas (qui tous ou presque découlent de celui des variétés abéliennes, du à Tate, Zarhin, Faltings).  En 1980, Deligne dans [D80], a montré   que lorsque {k} est de type fini sur le corps Fp à {p} éléments et lp, le groupe dérivé DHQ(V) de GHQ(V) est semisimple - ce qui signifie que GHQ(V) est `presque' réductif.

Il y a une autre cohomologie de Weil qui est très proche de la cohomologie  -adique, c'est la cohomologie H définie par la collection H des groupes de cohomologie à coefficients dans F (pour vraiment parler de cohomologie de Weil, il faudrait travailler à coefficients dans des ultraproduits). Anna Cadoret, Chun Yin Hui et Akio Tamagawa viennent de démontrer dans [CHT17] l'analogue du théorème de Deligne pour H. Si on note Π le groupe de Galois absolu du corps k auquel on adjoint la clôture algébrique de Fp le théorème de Deligne revient à montrer que Π agit de façon semisimple sur HQ(V), et l'analogue pour H  que Π agit de façon semisimple sur H(V) pour  suffisamment grand. Le principe de la preuve est de se ramener au théorème de Deligne en utilisant que HQ et H s'obtiennent  à partir de la cohomologie HZ à coefficient dans Z respectivement par extension des scalaires à Q et par réduction modulo  . Le point clef est de prouver que le groupe de cohomologie   H1(Π,HZ) est sans torsion pour  suffisamment grand ou, de façon équivalente, que les Π-invariants de H sont la réduction modulo-l des Π-invariants de HZ. Cette partie de la preuve repose sur des résultats profonds de géométrie arithmétique, dont la théorie des poids de Deligne. Une fois que l'on sait que les Π-invariants commutent à la réduction modulo- , en utilisant des arguments sur les schémas en groupes, on peut également montrer que l'image de Π dans le groupe des Z-points de la clôture de Zariski D de D_{H_Q_\ell} dans GL(HZ) est presque maximale et que D est un schéma en groupe semisimple sur Z. Ces résultats impliquent notamment qu' en caractéristique p>0 les conjectures de plénitude et semisimplicité pour HQ, p et H sont équivalentes.

Références :

[D80] P. Deligne, La conjecture de Weil : II, Publ. Math. I.H.E.S 52, 1980, p. 137—252. 
[CHT17] A. Cadoret, C.Y. Hui et A. Tamagawa, Geometric monodromy - semisimplicity and maximality, à paraître dans Annals of Math. 186 (juillet 2017), lien sur arXiv.

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