Rencontre avec Evelyne Miot, directrice de Mathdoc

Science ouverte

A l'occasion des 30 ans de Mathdoc prévus les 14 et 15 octobre 2025 à Grenoble, découvrez notre entretien avec Evelyne Miot, directrice de Mathdoc depuis 2021.

La cellule de coordination documentaire nationale pour les mathématiques, Mathdoc1 , a été créée en 1995. Elle fournit des services de documentation et d’édition destinés à la communauté mathématique au sens large.

  • 1UAR 5638 - CNRS/Université Grenoble

Pourriez-vous nous parler de votre parcours professionnel ?

Après un doctorat au Laboratoire Jacques-Louis Lions et un post-doc à Rome, j'ai été recrutée au CNRS en 2010. Mon domaine de recherche est l'analyse des équations aux dérivées partielles, plus particulièrement la dynamique de singularités ponctuelles ou filamentaires dans des équations issues de la physique. J'ai d'abord été affectée au Laboratoire de Mathématiques d'Orsay puis au Centre de Mathématiques Laurent-Schwartz. En 2016, j'ai sollicité une mobilité vers l'institut Fourier, où j'exerce ma recherche depuis lors. À mon arrivée à Grenoble, j'ai rejoint la cellule Mathdoc d'abord comme conseillère scientifique puis comme directrice adjointe en 2017 et enfin comme directrice depuis 2021.

Pourquoi avez-vous souhaité occuper le poste d’adjointe de direction puis de direction de Mathdoc, cellule de coordination documentaire nationale pour les mathématiques?

Comme beaucoup de chercheuses et chercheurs, je suis une utilisatrice régulière de Numdam (la bibliothèque numérique de mathématiques développée par Mathdoc) et comme beaucoup, j'ai connu Numdam bien avant Mathdoc. 

Depuis mes premiers pas en recherche, j'ai ainsi pu accéder à des articles gratuits sans me poser beaucoup de questions : avant mon arrivée à Mathdoc je n'avais absolument pas conscience de la quantité de travail et d'investissement que cela représentait sur le long terme.

C'est à l'occasion de ma mobilité vers l'institut Fourier que l'Insmi m'a proposée de m'investir dans la cellule Mathdoc, alors dirigée par Thierry Bouche. À ce moment-là, un très beau projet, le centre Mersenne, était en préparation sous les auspices de l'Insmi et de l'Université Grenoble Alpes et dans le cadre du lancement de l'Idex de Grenoble. J'ai pris le train en route et mon intérêt pour la documentation et l'édition a grandi au fil des années. Il m'a fallu du temps et des efforts pour appréhender l'envergure des activités et la richesse du contexte (et pour me familiariser avec les nombreux acronymes utilisés en interne) mais le jeu en valait la chandelle !

Qu’appréciez-vous en particulier dans vos missions ?

Je suis heureuse de m'investir dans des missions au service de la libre circulation des connaissances, une valeur forte dans la recherche en général et dans la communauté mathématique en particulier. Au quotidien, les tâches sont concrètes et variées, depuis les aspects RH et financiers jusqu'au pilotage scientifique des projets.

J'apprécie la dimension collective du travail, avec une grande diversité de profils métiers (documentalistes, informaticiennes et informaticiens, maquettistes LaTeX, métiers de l'édition). Les interactions sont nombreuses avec les partenaires de Mathdoc : Réseau National des Bibliothèques de Mathématiques (RNBM), Réseau des informaticiens des laboratoires de l'Insmi (Mathrice),  éditeurs scientifiques...

Tout cela apporte une complémentarité bienvenue avec le quotidien parfois aride et solitaire de la recherche. Dans ce contexte, j'ai aussi dû me former à de nouveaux domaines, tel que celui du droit d'auteur, en ébullition actuellement du fait de l'irruption de l'IA, ce qui est passionnant.

Les 14 et 15 octobre 2025, Mathdoc fête ses 30 ans. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi Mathdoc a été créée ?

Mes prédécesseurs pourraient certainement mieux que moi répondre à cette question, qui sera justement le sujet principal de la table ronde du 14 octobre, et j'ai consulté l'un d'entre eux pour recueillir son témoignage. Mathdoc a été fondée comme unité mixte de service du CNRS et de l'Université Joseph Fourier (devenue UGA depuis) à mission nationale. D'après les premiers rapports d'activité, Mathdoc avait pour double objectif d'apporter un support technique et informatique pour structurer la documentation mathématique nationale dans le but d'améliorer l'accès à l'information scientifique numérique, et de mener une coopération franco-allemande avec le Zentralblatt Math (devenu zbMATH OPEN) dans la perspective de la transformer en une large infrastructure de recherche européenne en mathématiques.

En mathématiques, le matériel de travail de base est la littérature scientifique. De plus, la recherche se nourrit de documents parfois anciens, car un résultat ou une théorie peuvent s'avérer utiles sur une grande échelle de temps. Il est donc fondamental pour les mathématiciennes et mathématiciens d'accéder facilement à de vastes corpus de documents de recherche. Les bibliothèques, qui abritent et mettent à disposition ces corpus, sont des grands équipements de recherche de la communauté mathématique.

Au moment de la création de Mathdoc, la communauté mathématique était consciente de la nécessité de structurer et de consolider ces grands équipements.  Il y avait aussi une volonté de s'organiser par elle-même, avec des outils adaptés aux particularités de sa discipline.

Les bibliothèques de mathématiques ont commencé à se coordonner il y a un plus de 40 ans, avec la participation active de mathématiciennes et mathématiciens, formant le RNBM (Réseau National des Bibliothèques de Mathématiques), désormais Réseau Thématique de l'Insmi. Le RNBM anime par exemple le Plan de Conservation partagée des périodiques de mathématiques qui a pour objectif d'organiser au niveau national la conservation des collections imprimées des périodiques de mathématiques afin de garantir un accès pérenne à la documentation au format papier.

La structuration de la documentation avait donc commencé avant 1995, au travers du RNBM, et la création de Mathdoc avait notamment pour objectif de renforcer cette structuration en apportant des moyens informatiques communs au réseau.

Ce positionnement explique l'étroite collaboration que Mathdoc a menée avec le RNBM depuis 30 ans. Par exemple, en lien avec le RNBM, Mathdoc a conçu une application informatique, le CFP (Catalogue Fusionné des Périodiques de Mathématiques) qui permet aux bibliothèques de gérer la conservation des périodiques dans le cadre du Plan de Conservation partagée, ou de signaler leurs abonnements électroniques.

Au départ, les activités de Mathdoc ont principalement relevé des services documentaires, puis ont évolué vers des projets de bibliothèques numériques (notamment la bibliothèque numérique Numdam) dans le but d'archiver la documentation mathématique et de la rendre consultable sous forme électronique sur le long terme. Puis, Mathdoc a initié des activités d'édition scientifique (Cedram puis centre Mersenne), dans le but  de répondre au désir croissant de la communauté scientifique de s'affranchir de l'appropriation des fruits de sa recherche par des éditeurs commerciaux, et à la volonté des institutions publiques de maîtriser des coûts d'abonnement devenus insupportables.

Pouvez-vous nous parler du chemin parcouru et expliquer pourquoi structurer et préserver la documentation mathématique ?

Dans une discipline comme les mathématiques, non seulement la littérature scientifique est l'outil de base des chercheuses et chercheurs au quotidien, mais elle ne se périme pas à court terme.  Aussi, il est capital de préserver sur le long terme la documentation mathématique, y compris la documentation ancienne, mais aussi de la structurer pour la rendre facilement accessible, réutilisable, citable, réplicable... Nous observons que la science est attaquée, que des données scientifiques disparaissent subitement dans des régions du monde qui soutenaient jusque-là la recherche scientifique. L'existence de la base de preprint ArXiv elle-même, incontournable en mathématiques, pourrait être menacée. L'importance de préserver la connaissance et de sécuriser l'accès à une documentation scientifique complète et fiable est donc particulièrement prégnante actuellement.

La cellule Mathdoc a connu une belle trajectoire. À l'origine constituée de quatre personnes, l'équipe en comprend vingt-deux actuellement, dont quatorze personnels permanents. Progressivement, plusieurs postes pérennes ont été affectés à l'unité, dont des profils singuliers (maquettistes LaTeX). Le fait d'avoir un socle stable croissant d'effectifs a permis de lancer de nouveaux projets et de les maintenir sur le long terme.

À partir des années 2000, Mathdoc a mené des programmes de numérisation de grande ampleur de revues, livres, actes et séminaires, qui ont alimenté le contenu de la bibliothèque numérique Numdam. Puis, Numdam a aussi progressivement intégré des contenus nativement numériques fournis par des éditeurs scientifiques. Ce sont maintenant plus de 74 000 articles qui sont accessibles en libre accès ou après une barrière mobile, avec des fonctionnalités de navigation et feuilletage avancées. Un principe fondamental a été posé par les fondateurs de Numdam : ce qui rentre dans Numdam reste dans Numdam, afin de garantir l'accès pérenne à toute la documentation qui s'y trouve.

En parallèle, alors que la communauté mathématique internationale appelait de ses vœux la conception d'une bibliothèque numérique universelle répartie (DML, Digital Mathematical Library), Mathdoc a conçu un prototype en 2004 puis en 2016. Sous l'impulsion de Thierry Bouche, Mathdoc a fédéré plusieurs bibliothèques numériques européennes à partir de 2010 pour constituer la bibliothèque européenne EuDML. Enfin, ce travail de longue haleine a abouti à l'ouverture du site Geodesic (prenant le relais de EuDML) en 2025.

L'activité d'édition scientifique a de son côté débuté en 2005, avec la création du Cedram qui avait pour but de soutenir la diffusion électronique de revues académiques de mathématiques françaises. La plupart des premières revues du Cedram étaient accessibles avec abonnement mais en 2017, elles sont toutes passées en libre accès immédiat et le Cedram a ainsi amorcé sa transition vers le centre Mersenne. Après plusieurs années de maturation, et en capitalisant le savoir-faire technique acquis pour le Cedram,  Mathdoc a lancé le centre Mersenne en 2018, sous l'impulsion de l'Insmi et de l'UGA et avec des moyens de l'Idex de Grenoble. L'objectif était d'étendre l'offre de services d'édition du Cedram et le périmètre des revues concernées. Le centre Mersenne est donc une infrastructure complète d'édition scientifique en libre accès diamant (i.e. sans frais de publication pour les autrices et les auteurs, sans frais d'accession pour les lectrices et les lecteurs). Il s'adresse à toutes les disciplines des sciences et techniques dont les articles sont rédigés (idéalement) en LaTeX. Tous les articles produits par le centre Mersenne sont archivés sur le long terme, et les articles de mathématiques sont de plus versés dans Numdam.

À son ouverture, le centre Mersenne publiait dix revues, en mathématiques uniquement. À présent, il en héberge vingt-quatre dont huit qui relèvent d'autres disciplines. Une étape importante dans son développement a été l'intégration de six séries des Comptes Rendus de l'Académie des sciences en 2020, en transition depuis Elsevier. Et le centre Mersenne prépare l'accession en 2026 des Publications Mathématiques de l'IHES, en transition depuis Springer.

Pendant 30 ans, Mathdoc a patiemment posé ses briques, et a ancré durablement ses programmes dans le paysage de la documentation et de l'édition scientifique. Numdam et le centre Mersenne ont été récompensés par un cristal collectif du CNRS. Les activités de Mathdoc se sont élargies au fil du temps, tout en restant finalement très fidèles aux missions initiales. Elles font le lien entre l'édition courante, via le centre Mersenne, et les archives, via Numdam. Ce positionnement est à ma connaissance unique dans le monde. Mathdoc soutient la préservation des collections imprimées avec le catalogue fusionné des périodiques de mathématiques. Enfin, lorsque cela est possible du point de vue juridique, le projet Geodesic s'efforce d'assurer la préservation des corpus numériques identifiés comme fragiles.

Le chemin parcouru est donc remarquable mais le travail est loin d'être terminé. Par exemple, la préservation pérenne de corpus au format numérique présente des difficultés techniques et juridiques. Nous avons développé des solutions internes pour l'archivage des collections de Numdam, mais nous devons réfléchir à leur extension aux périodiques de mathématiques en général. Le centre Mersenne doit consolider son fonctionnement et veiller à la soutenabilité de son modèle économique, tout en s'adaptant à l'évolution rapide des politiques publiques, des financements publics, et des pratiques de publication.

Quels sont les opportunités et les défis pour les actrices et les acteurs de l’édition scientifique en libre accès ?

Depuis une dizaine d'années, les politiques publiques en France pour la science ouverte et en particulier pour l'édition scientifique en libre accès se sont renforcées. Le premier Plan National pour la Science Ouverte a été déployé en 2018 suivi du deuxième Plan en 2021, assorti d'un Fonds National pour la Science Ouverte, dont le centre Mersenne a bénéficié à plusieurs reprises. Et sur le plan juridique, un jalon important est la loi pour une République numérique (2016). Cette loi autorise les autrices et les auteurs à déposer dans des archives ouvertes leur manuscrit accepté pour publication après une période d'embargo de six mois maximum en sciences et techniques (douze mois en sciences humaines et sociales). Ce contexte a été favorable à la création ou au renforcement de structures publiques d'édition en libre accès ou d'initiatives à but non lucratif, telles que le centre Mersenne, OpenEdition pour les revues de sciences humaines et sociales, Episciences basé sur les archives ouvertes,  Peer Community In (recommandations ouvertes), Open-U Bordeaux, Prairial...

Le plus grand défi pour les actrices et les acteurs de l'édition scientifique en libre accès est sans doute la construction d'un modèle de financement durable. L'un des grands risques de la généralisation du libre accès immédiat est la prolifération des APC (frais de publication), y compris dans le domaine de l'édition mathématique où ce n'était pas la norme jusqu'à présent. Or, l'explosion des APC est encore plus coûteuse pour les institutions publiques que l'augmentation des coûts d'abonnement. Le deuxième Plan National pour la Science Ouverte a d'ailleurs réajusté les objectifs du premier Plan en faveur du modèle diamant.

Mais la mise en œuvre d'une édition en libre accès sans APC est complexe car elle nécessite un changement fondamental des flux financiers, ainsi qu'un investissement massif des institutions publiques sur le long terme. Des solutions de financement consortial impliquant aussi les bibliothèques (telle que l'initiative Koala en Allemagne, ou le modèle Subscribe to Open adopté par plusieurs revues ou maisons d'édition) sont progressivement testées.

Enfin, des initiatives récentes telles que le projet DIAMAS, financé par la Commission Européenne, ont pour objectif de structurer à l'échelle mondiale le financement du modèle diamant.

Dans un autre registre, l'avènement de l'intelligence artificielle bouscule d'ores et déjà l'édition scientifique. L'IA peut créer d'un côté des opportunités techniques, telles que la recherche bibliographique intelligente ou la traduction. Mais l'IA cause aussi de nouveaux fléaux (multiplication d'articles frauduleux générés par IA) et de nouvelles tensions relatives au droit d'auteur. Réguler l'usage de l'IA dans le domaine de l'édition scientifique est donc un défi majeur.

Par ailleurs, même si la communauté est de plus en plus consciente des enjeux de l'édition en libre accès, nous sommes encore collectivement dépendants de nos pratiques de recherche, notamment d'évaluation, qui peuvent avoir des effets pervers.  Publier dans des revues prestigieuses, peu importe le modèle sous-jacent, reste souvent une condition nécessaire pour un recrutement ou une promotion. Les questions d'édition et d'évaluation sont donc fortement liées.

Pour finir, il est important de rester informées et informés ainsi que mobilisées et mobilisées pour que le savoir mathématique reste (ou devienne) un bien commun. La liberté d'accès s'use si on ne s'en sert pas. Par exemple, la loi pour une République numérique est au bout du compte inutile si les chercheuses et chercheurs ne font pas la démarche de déposer le texte intégral de leurs articles au bout de six mois, quelle que soit la voie de publication qu'ils ont par ailleurs choisie. 

Avez-vous un message à ajouter ?

Une unité comme Mathdoc ne peut pas fonctionner sans l'implication de mathématiciennes et mathématiciens pour nous conseiller et pour faire le pont entre nos projets et les besoins de la communauté. J'espère que la lecture de ces lignes aura pu susciter de l'intérêt pour contribuer à nos projets, et je remercie celles et ceux qui participent déjà.