8ECM : Interview de Karine Chemla

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Interview de Karine Chemla, directrice de recherche au CNRS, lauréate du prix Otto Neugebauer 2020 de l’EMS.

Questions :

1. Quel est votre domaine de recherche ?
2. Derrière cette diversité que vous décrivez, y a-t-il une seule mathématique ?
3. Comment votre intérêt s’est-il porté, des mathématiques, vers l’histoire des mathématiques et vers l’histoire des mathématiques chinoises en particulier ?
4. Pourriez-vous nous décrire, dans votre travail d’historienne des mathématiques, votre interaction avec d’autres disciplines ?
5. En somme vous décrivez la façon dont la pensée forge ses outils pour penser ?
6. Revenons à votre parcours. Comment êtes-vous revenue en France après votre séjour en Chine ?
7. Dans votre parcours, à quel moment avez-vous rejoint le CNRS et qu’est-ce que cela a changé dans votre parcours ?
8. Quelle est l’histoire de la discipline de l’histoire des mathématiques ?
9. Pouvez-vous nous parler de ce que vous entendez par « philosophie des mathématiques » ? Comment cela rejoint-il votre approche de l’histoire des mathématiques ?
10. Quels sujets ont été importants pour vous ?
11. J’ai l’impression à vous entendre que vous travaillez comme vous décrivez que les gens travaillent.
12. Pouvez-vous nous parler de la fondation du laboratoire SPHERE ?
13. Qu’est-ce que cela représente pour vous de recevoir ce prix ?
14. C’est le message que vous voudriez faire passer aux jeunes ?

1. Quel est votre domaine de recherche ?

Je travaille sur l’histoire des mathématiques. A première vue, mes recherches portent sur des sujets assez différents les uns des autres : l’histoire des mathématiques en Chine ancienne et médiévale, ainsi que sur l’histoire des mathématiques en Europe dans la première moitié du XIXe siècle. En réalité, pour moi, ces deux sujets, et d’autres auxquels je me consacre, sont reliés de façon souterraine, car ce qui m’intéresse en histoire des mathématiques, ce sont d’abord et avant tout des questions théoriques. Or, pour réfléchir à des questions de ce type, il est capital de pouvoir les creuser sur des contextes historiques assez différents. On peut ainsi évaluer comment les questions qui émergent lorsqu’on travaille sur un premier domaine sont ou pas pertinentes pour un autre, voire comment il faudrait les transformer pour qu’elles le deviennent. Les différentes questions théoriques auxquelles je réfléchis visent toutes à comprendre un même phénomène, qui est au cœur de mes recherches : comment se fait-il qu’il y ait des groupes de gens qui fassent des mathématiques de façons différentes, et que, malgré tout, les mathématiques qu’ils produisent circulent et soient à terme partagées plus largement.

Que les maths circulent et deviennent partagées, cela paraît être une évidence, qu’on croit expliquer en affirmant qu’elles sont « universelles ». Certes, 2 et 2 font 4 partout, mais cela veut-il dire que tout le monde fait des mathématiques de la même manière et que tout le monde accorde le même sens à tous les énoncés ? Certainement pas. Ce n’est pas le cas si on regarde un passé très ancien, mais ce n’est pas le cas non plus si on regarde les mathématiques aujourd’hui. J’y vois de multiples collectifs humains, qui partagent, à un moment donné, une manière donnée de faire des mathématiques ; des collectifs qui ne sont jamais fixés de toute éternité, des collectifs qui se forment, qui disparaissent, qui se reforment, qui se divisent ou qui fusionnent. Si ce n’était pas le cas, pourquoi y aurait-il des désaccords sur la « bonne manière » de faire des maths ? Pourquoi y aurait-il des difficultés de communication entre collectifs ?

J’emploie ici le mot « collectif » pour éviter le mot « communauté », qui me paraît par trop rigide. Je l’emploie pour saisir une réalité sociale fluide qu’il me paraît important de caractériser pour comprendre l’activité mathématique, à savoir : qu’autour de questions communes, il se forme régulièrement des groupes de mathématiciens et de mathématiciennes qui partagent suffisamment de manières de faire pour travailler ensemble. Aujourd’hui, ces collectifs se forment du fait que les personnes sont connectées par courrier électronique ou par visio-conférence, qu’elles se rencontrent lors de colloques ou de séminaires, et qu’en interagissant, elles mettent en partage, outre des questions, des techniques, des savoirs, également des figures et des manières de les utiliser, des manières d’écrire et des manières de démontrer, etc., de sorte que quelque chose de collectif se met en place. A d’autres moments, il arrive à des membres d’un collectif de s’intéresser à des questions, des savoirs, ou des manières de faire mises au point, creusées par un autre collectif. Des ponts sont établis, les deux collectifs vont peut-être se dissoudre pour en former un nouveau, plus grand, à moins qu’un autre collectif ne se développe à cheval entre les deux antérieurs. Un collectif, c’est, à mes yeux, quelque chose d’assez fluide. Il peut être dispersé à l’échelle de la planète, ou se créer dans une institution ou en un lieu. Cela dépend fondamentalement des moyens de communication disponibles et de la manière dont les praticiens y recourent. Car, pour qu’il y ait collectif, il faut que d’une façon ou d’une autre des choses puissent circuler entre des gens. Je pense que nous aurons dans un avenir proche une histoire de faire collectif en mathématiques, mais nous n’en sommes qu’au début.

C’est le problème théorique de fond qui m’intéresse. Et la raison fondamentale pour laquelle il m’intéresse, c’est en vue de répondre à la question « Pourquoi (et comment) y a-t-il de la diversité en mathématiques ? ». Il y a une manière assez usuelle d’y répondre, que je considère comme profondément déviante : elle consiste à dire que « les Chinois » – parfois c’est parce qu’ils parlent chinois, parfois c’est parce qu’ils sont chinois – font des mathématiques de façon différente « des Européens ». C’est une manière de penser les choses qui est extraordinairement répandue et à mon sens tout aussi extraordinairement fausse. Cela m’interpelle que cette représentation soit si répandue – cela m’interpelle que quelque chose d’aussi manifestement irrationnel soit répandu à ce point, mais cela m’interpelle surtout parce que cela revient à une forme de ce que je ne peux que désigner par son nom : c’est une forme de « racisme ». Car cela revient à souscrire à l’idée qu’il y a des groupes humains qui, parce qu’ils seraient a priori collectivement différents, et même, pour forcer le trait, différents de toute éternité, feraient les choses différemment, y compris les mathématiques.

L’enjeu donc, à mes yeux, est de ne pas nier qu’il y a de la diversité – parce qu’il y a de la diversité –, mais d’en comprendre la véritable nature au terme d’une démarche rationnelle. Il est également important de comprendre d’où vient la diversité, comment elle apparaît et comment elle disparaît. En réalité si l’on observe l’activité mathématique en Chine à une époque donnée (c’est ce que nous avons fait avec le projet européen SAW), on y trouve des collectifs différents qui font des mathématiques de façon différente. Et, comme je l’ai dit, je pense qu’il en va de même si l’on considère aujourd’hui un gros département de mathématiques : on va pouvoir constater, à y regarder de près, que des groupes de mathématiciens et mathématiciennes y font des mathématiques de façons différentes. Bien sûr, la question clef est : que veut dire « faire des mathématiques de façon différente » ? Comment cela peut-il se décrire ? Comment ces façons émergent-elles et disparaissent-elles ? Ce sont précisément les questions qui m’intéressent.

2. Derrière cette diversité que vous décrivez, y a-t-il une seule mathématique ?

C’est toute la question. Prenons, par exemple, ce qu’on appelle le théorème de Pythagore. Dans un passé lointain, on a pu le voir comme un énoncé qui exprimait une relation entre les longueurs des côtés d’un triangle rectangle, comprises comme des objets géométriques, et on a aussi pu le voir comme une procédure qui, à partir de deux nombres qui exprimaient les longueurs de deux côtés, permettait de produire le troisième. Aujourd’hui on passe d’une de ces manières de voir à l’autre de façon très souple, tellement souple qu’on ne voit plus les différents énoncés qui ont été synthétisés sous l’appellation de « théorème de Pythagore ». Mais, on trouve des mathématiciens et mathématiciennes du passé qui ont adopté la première manière de voir, d’autres qui ont adopté la deuxième manière, et encore bien d’autres. Chaque approche a de fait suscité des questions différentes, toutes aussi intéressantes. On voit comment l’énoncé est tout à la fois quelque part le même et quelque part différent. La question est de savoir pourquoi c’est différent, à quoi cela renvoie, mais aussi comment ces deux énoncés, ainsi que d’autres, ont été articulés les uns aux autres et rendus mêmes au cours de l’histoire. Qu’a-t-il fallu, quelle circulation des idées, quelles transformations des manières de voir le triangle, pour que ces différents énoncés deviennent des points de vue entre lesquels on pouvait facilement passer ? Donc ma réponse à la question : « Y a-t-il une seule mathématique ? », c’est oui et non. Parce qu’en fait, ce qui pour nous aujourd’hui est une seule et même chose a pu être compris de façons différentes dans le passé, et pourra également apparaître demain comme la même chose que quelque chose qui aujourd’hui nous paraît n’avoir aucune relation. Cela a été un travail au cours de l’histoire de rendre les choses mêmes, et l’histoire de ce travail est tout aussi intéressante que l’histoire de l’introduction d’un nouveau concept ou de l’obtention d’un nouveau théorème.

3. Comment votre intérêt s’est-il porté, des mathématiques, vers l’histoire des mathématiques et vers l’histoire des mathématiques chinoises en particulier ?

Nous savons tous que nous faisons ce que nous faisons un peu par hasard… et je n’échappe pas à cette règle assez générale. J’étais étudiante en mathématiques, à l’École normale supérieure de jeunes filles. La directrice en était Josiane Serre, une chimiste remarquable et l’épouse du mathématicien Jean-Pierre Serre. La fondation Singer-Polignac proposait, tous les deux ans, des bourses de voyage lointain à quatre élèves de grandes écoles pour qu’ils ou elles puissent prendre un an de vacances, en allant loin en vue de réaliser un projet qu’ils pouvaient avoir formé. Josiane Serre a imaginé que je pourrais être intéressée. Je venais juste de commencer une thèse de théorie ergodique. Elle m’a proposé d’y réfléchir. Deux heures plus tard, une idée m’est venue : « Je vais faire un projet sur science et culture ». Il fallait encore trouver un endroit où il serait particulièrement pertinent d’aller pour réfléchir à ce qui n’était alors qu’une idée vague. La réponse s’est imposée à moi, et j’ai dit : « La Chine ». C’était donc au début un peu un coup de tête, mais la Fondation m’a octroyé la bourse. Ce qui est assez drôle, c’est qu’il me fallait par suite obtenir le visa – nous étions en 1980, peu d’années après la révolution culturelle –, et, quand j’ai appelé l’ambassade de Chine pour solliciter ce visa afin d’aller me promener en Chine et d’y réfléchir à science et culture, on m’a fait comprendre qu’à l’époque on n’octroyait pas de visas pour ce genre de balade. Par suite, pour pouvoir quand même partir en Chine, j’ai inventé que je souhaitais m’y rendre pour travailler sur l’histoire des mathématiques en Chine. Et… la vie m’a prise au mot !

Je suis partie, et, si on ne pouvait pas aller se balader en Chine, il m’a, en revanche, été donné la possibilité d’y étudier. Grâce à l’intervention de Wu Wenjun, un mathématicien chinois qui avait étudié en France et y avait alors connu Jean-Pierre Serre, l’Institut d’Histoire des Sciences de la Nature, qui est un institut de l’Académie des Sciences de Chine – c’est l’équivalent du CNRS –, a fabriqué un cursus pour moi toute seule, et j’ai financé la possibilité de le suivre avec ma bourse. On m’a très généreusement donné cinq chercheurs comme professeurs pour m’enseigner l’histoire des mathématiques en Chine. Simplement, ces cinq chercheurs ne parlaient que chinois et russe, mais ni français, ni anglais, ni aucune des langues que j’aurais pu baragouiner. Avant de partir, j’avais déjà compris ce qui m’attendait, et j’avais donc rassemblé des livres d’apprentissage du chinois. Je me suis lancée dans l’étude des caractères par moi-même et c’est là que j’ai commencé à éprouver un réel intérêt pour ce projet. Mais quand je suis arrivée à Pékin par le transsibérien le 6 avril 1981 à 15h30, je n’étais pas particulièrement au point. Cela dit, au bout de sept mois de cours particuliers avec des professeurs qui ne parlaient que chinois et qui m’enseignaient l’histoire des mathématiques en chinois, j’avais progressé…

4. Pourriez-vous nous décrire, dans votre travail d’historienne des mathématiques, votre interaction avec d’autres disciplines ?

Étant donné les sujets qui sont les miens, je suis en contact permanent avec des sinologues puisque je suis devenue spécialiste de la Chine, et je suis amenée plus spécifiquement à échanger avec des collègues qui étudient toutes sortes de domaines en Chine (la linguistique, l’histoire économique, l’histoire de la philosophie, et bien sûr l’histoire des sciences). J’interagis, par ailleurs, évidemment avec des mathématiciens et mathématiciennes, aussi bien qu’avec des historiens et historiennes. Je coopère, enfin, en raison de certains de mes intérêts scientifiques, avec des linguistes et des anthropologues, car ils m’apportent une aide précieuse pour décrire comment les gens que j’observe opèrent et comment ils travaillent. Je me trouve donc à la croisée de beaucoup de disciplines. C’est aussi passionnant qu’exigeant, parce que chaque discipline a ses propres critères de rigueur, différents de ceux des autres disciplines. Il me faut identifier les critères de rigueur spécifiques à chaque domaine avec lequel je dialogue, et essayer de me plier à l’ensemble de ces exigences, quel que soit l’interlocuteur ou l’interlocutrice que je peux avoir. C’est par ailleurs aussi difficile de parler de la Chine à des mathématiciens ou à des historiens, que de parler d’histoire à des linguistes. Il faut toujours adapter la façon d’échanger selon des disciplines extrêmement différentes, mais tous ces points de vue sont nécessaires pour faire de l’histoire des mathématiques comme je veux la faire. Chacune de ces disciplines offre des questionnements, des matériaux, des méthodes d’approches, utiles pour aborder les questions qui sont les miennes.

À titre d’illustration de la diversité nécessaire des approches, il m’arrive régulièrement d’entendre reprise la thèse selon laquelle, quand on parle une langue donnée, cette langue aurait un impact sur la pensée que l’on pourrait développer en l’employant. Personnellement, je tiens l’inverse pour vrai, c’est-à-dire que, pour moi, la langue est quelque chose de flexible, qui change tout le temps, du fait du travail que les locuteurs effectuent avec elle. C’est en particulier quelque chose qu’un collectif de scientifiques fait évoluer en fonction des problèmes qu’il se pose et pour y travailler. Cela saute aux yeux si on regarde, par exemple, les nombres. On voit bien que, pour faire des calculs, les praticiens ont introduit des manières d’écrire qui différaient de l’écriture de la langue et même de l’énonciation des nombres. L’histoire traditionnelle des nombres a considéré les notations des nombres — toutes les notations des nombres ! — comme dérivant de l’écriture de la langue. Historiquement, c’est simplement faux. Les notations des nombres avec lesquelles on a calculé n’ont en règle générale pas été façonnées pour écrire les mots de la langue, ni même à partir de leur écriture. Ce sont des inscriptions qu’on a produites pour travailler. Et cela met bien en évidence le fait général que, s’agissant de la langue avec laquelle on travaille, de la langue qu’on écrit, on élabore sans arrêt de nouvelles façons d’écrire, de nouveaux mots, de nouvelles façons de dire, de nouveaux types de textes, de nouvelles inscriptions, pour travailler et pour penser. Tout cela est très fluide. La langue n’est pas quelque chose de si rigide qu’elle déterminerait comment on pense. Et pour mieux saisir ces réalités, la coopération avec les linguistes est indispensable.

Une des choses qui m’intéressent au plus haut point, une des manières dont j’aborde la diversité des manières de faire science, ce sont les types de textes avec lesquels les mathématiciens et les mathématiciennes travaillent. Ces types de textes varient manifestement d’un contexte à un autre. Et l’un de mes objectifs, c’est de décrire l’invention de nouveaux types de textes et la manière dont ces nouveaux types de textes sont mis en œuvre, et peuvent être corrélés avec le type de travail que les praticiens réalisent. Comment comprendre la relation entre le travail que l’on veut faire et le type de texte que l’on se donne pour réaliser ce travail, là encore, la linguistique est indispensable pour mieux aborder ces questions.

5. En somme vous décrivez la façon dont la pensée forge ses outils pour penser ?

Absolument. Je m’inscris en faux contre la thèse selon laquelle la langue contraindrait la pensée. Je l’ai dit, pour moi, c’est au cours du processus de recherche que les praticiens forment les langues avec lesquelles ils travaillent, et les langues qui en résultent et qu’il nous faut par suite décrire, ce sont des langues de travail, et non pas, comme on serait tenté de le penser au premier abord, des langues « naturelles », comme le français ou le chinois. À mon avis, c’est une illusion d’imaginer qu’on travaillerait dans une langue « naturelle ». Les langues dans lesquelles on mène des recherches sont artificielles, et elles se font, à chaque moment, en rapport avec ce qu’on fait avec ces langues. J’insiste sur le caractère flexible et dynamique des langues qu’on fabrique, des textes qu’on fabrique, des inscriptions qu’on fabrique pour travailler en mathématiques. La pensée se donne des outils sous la forme, en particulier, de langages et de textes, qu’elle forge dans le même temps qu’elle se développe.

Au lieu de parler « du » langage mathématique, on devrait en fait parler d’un ensemble de sous-langages, et il faudrait regarder de beaucoup plus près, dans des collectifs, les langues qui sont vraiment employées et comment elles sont employées, pour mettre en évidence cet aspect du travail du mathématicien ou de la mathématicienne qui consiste à élaborer ses outils de travail. A mon sens, la langue, les langues, ce sont les produits de l’activité mathématique autant que les concepts, les résultats, les théories. C’est ma thèse.

6. Revenons à votre parcours. Comment êtes-vous revenue en France après votre séjour en Chine ?

J’ai pris le train, le bateau, l’avion… On m’avait donné une bourse pour passer un an de vacances et je n’avais pas vraiment pris de vacances. Il fallait tout de même que je raconte un voyage, et je suis donc revenue en voyageant à travers la Chine. J’ai passé un mois à traverser le pays, en train et en bateau, puis je suis revenue en avion.

Au début, je pensais que j’allais reprendre la thèse de mathématiques que j’avais commencée avant de partir. Mais les choses ont pris un autre cours. Alors que j’étais encore en Chine, j’avais commencé à écrire ce que je croyais être un article sur ce que j’y avais étudié, et j’avais écrit, écrit, écrit… Au bout d’un moment, ayant rédigé près d’une centaine de pages, sans avoir fini, je me suis dit : « Je ne suis pas en train d’écrire un article, je suis en train d’écrire quelque chose qui est plus conséquent ». Peu de temps après mon retour, j’ai entendu parler de Christian Houzel, qui avait, lui, entendu parler de moi par un mathématicien que j’avais rencontré lors de mon séjour en Chine, Jean-Pierre Bourguignon, et à la première rencontre Christian Houzel m’a dit : « Si vous voulez, je vous fais faire une thèse de mathématiques avec ce que vous avez fait en Chine ». C’est comme cela que j’ai changé de sujet – par hasard, sans l’avoir vraiment prémédité. J’ai changé de sujet par la logique de ce que j’étais en train de faire.

7. Dans votre parcours, à quel moment avez-vous rejoint le CNRS et qu’est-ce que cela a changé dans votre parcours ?

Quand j’avais rencontré Jean-Pierre Bourguignon en Chine, il m’avait signalé que le rapport de prospective de la section de mathématiques du CNRS soulignait le fait qu’il serait bon de développer l’histoire des mathématiques au sein de cette section. Quand il m’a dit cela, nous étions en septembre, cinq mois après le début de mon séjour en Chine, et c’était avant que je ne commence à écrire ce qui était censé être un article et qui allait devenir un fleuve. J’ai pris note du fait, mais je ne l’ai pas particulièrement intégré. Là-dessus je rentre, et je me retrouve à faire une thèse de mathématiques avec de l’histoire des mathématiques. Je me suis présentée au CNRS sur la base de ce travail, et j’ai eu l’immense chance que la commission de mathématiques, suivant le rapport de prospective et sur la base des premières recherches que j’avais déjà réalisées, m’embauche pour faire de l’histoire des mathématiques. Ceci a bien entendu complètement changé ma vie puisque cela m’a permis de m’adonner à ces recherches que j’avais commencées par pur intérêt personnel sans penser que cela allait devenir une profession.

8. Quelle est l’histoire de la discipline de l’histoire des mathématiques ?

L’histoire des mathématiques a commencé à se développer véritablement, comme sous-discipline des mathématiques, à la fin du XVIIIe siècle, mais c’est surtout au XIXe siècle qu’il commence à y avoir ce qui signale les débuts de la professionnalisation, à savoir, des journaux spécialisés dédiés à l’histoire des mathématiques puis, plus tard, des postes. C’est également au XIXe siècle qu’un nombre significatif de savants s’adonnent à l’histoire des mathématiques, et même, pour certains d’entre eux, y consacrent l’essentiel de leurs recherches. Bien sûr, il faudrait nuancer. Ce que j’ai dit vaut pour l’Europe, et à condition de distinguer ceux qui s’intéressent bien plus tôt aux ouvrages du passé, mais plutôt comme à des écrits de collègues, de ceux qui, plus tard, adopteront une approche plus critique et plus proprement historique envers les documents anciens. Par ailleurs, l’histoire des mathématiques ne s’est pas développée qu’en Europe, et dans chaque région du monde, son développement a suivi un autre cours et a été motivé par d’autres raisons. En fait, au XIXe siècle, que ce soit en Europe, en Chine ou en Inde, beaucoup de mathématiciens pratiquent la philosophie ou l’histoire des mathématiques comme une partie intégrante de leur activité mathématique. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui, et c’est bien regrettable, même si, bien entendu, il y a toujours des exceptions, et heureusement. C’est donc véritablement au XIXe siècle que l’histoire des mathématiques commence à devenir une discipline. Cependant, de fait, elle est à l’époque pratiquée par toutes sortes de gens. A côté de mathématiciens, on trouve, parmi eux, par exemple, des fonctionnaires de l’East Indian Company, qui résident en Inde, s’y intéressent à toutes sortes de choses, dont les écrits mathématiques en sanskrit, et qui vont publier sur le sujet. On trouve également des missionnaires protestants qui, exerçant en Chine, vont se pencher, entre autres choses, sur les mathématiques de la Chine ancienne. On trouve encore des scientifiques qui, par le hasard des circonstances, apprennent le chinois, et vont eux aussi toucher à l’histoire des mathématiques comme à bien d’autres sujets. Ce sont donc des gens qui ont reçu les formations les plus diverses et ne sont pas tous des professionnels au sens où on l’entend aujourd’hui, mais qui commencent à publier des articles dans des revues, spécialisées ou non spécialisées, voire même des ouvrages.

Si vous prenez, par exemple, l’Institut de mathématiques de l’Université de Göttingen en Allemagne, dans les années 1920, on considérait naturel d’y développer, entre autres sujets, l’histoire des mathématiques, ainsi que la philosophie des mathématiques. Otto Neugebauer, dont le nom a justement été choisi pour le prix que je reçois, s’est rendu à Göttingen pour y étudier les mathématiques et la physique, et, quelques années plus tard, il faisait partie de l’équipe qui a publié le cours du mathématicien Felix Klein sur le développement des mathématiques au XIXe siècle, il rédigeait une thèse sur le calcul fractionnaire en Egypte ancienne et il donnait des cours sur l’histoire des mathématiques anciennes. Il a développé l’activité sur le sujet au sein de l’Institut de mathématiques au point d’y éveiller l’intérêt de bien d’autres mathématiciens qui devaient par la suite eux aussi publier sur l’histoire des mathématiques, notamment Dirk Struik et Bartel van der Waerden. Cet Institut de Göttingen a malheureusement été victime de la montée du nazisme en Allemagne, du fait, en particulier, de l’émigration de nombre de ses membres parmi les plus éminents. Certains d’entre eux qui se sont retrouvés à New York ont été à l’origine de ce qui est aujourd’hui le Courant Institute. Là encore, ils ont implémenté la même idée que l’histoire et la philosophie des mathématiques devaient être partie intégrante de l’activité mathématique. C’est ainsi que Morris Kline, puis Harold Edwards y ont successivement mené des recherches sur ces sujets.

Il y a donc eu, à plusieurs reprises dans l’histoire, des instituts de mathématiques, et pas des moindres, qui ont considéré activement qu’il leur fallait développer l’histoire des mathématiques au nombre des sujets sur lesquels mener des recherches. On peut considérer en fait que c’est finalement l’idée que le CNRS avait faite sienne, tout comme, des décennies plus tôt, le groupe Bourbaki. Les ouvrages de Bourbaki comprennent systématiquement des notices historiques, et je me suis toujours demandé si ce n’était pas sous l’influence des séjours que ses premiers membres avaient effectué à Göttingen comme dans d’autres institutions allemandes.

9. Pouvez-vous nous parler de ce que vous entendez par « philosophie des mathématiques » ? Comment cela rejoint-il votre approche de l’histoire des mathématiques ?

Pour des raisons qui tiennent sans doute à mon milieu familial, je me suis passionnée assez tôt pour les mathématiques, mais ma passion s’est trouvée décuplée par les lectures de philosophie des mathématiques que j’avais été amenée à faire en classe de terminale. J’en ai gardé un intérêt toujours vivace pour la philosophie des mathématiques. Il y a aujourd’hui beaucoup de façons de pratiquer cette activité. Là encore, on peut identifier, en philosophie des mathématiques, divers collectifs, qui suivent des programmes de travail différents. La question philosophique principale qui m’intéresse, c’est celle de comprendre la nature des corrélations qu’on peut repérer entre les résultats mathématiques que des chercheurs produisent et la manière spécifique dont ces chercheurs travaillent. Comment la manière dont on mène des recherches se grave-t-elle dans les résultats qu’on produit, et inversement comment les questions qu’on cherche à élucider amène à faire évoluer la manière dont on fait des mathématiques ? Que peut-on dire cette relation, et qu’est-ce que cela nous apprend sur l’activité mathématique ? Aujourd’hui, nombreux sont les philosophes qui s’intéressent à la « pratique mathématique », c’est dire que les centres d’intérêt se sont diversifiés depuis les temps où les philosophes des mathématiques se concentraient essentiellement sur les fondements des mathématiques ou sur ce qui faisait preuve. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux entendent également regarder les mathématiques comme une activité et essayer de comprendre comment cette activité se pratique d’un point de vue concret, comment mathématiciens et mathématiciennes travaillent avec des diagrammes ou comment ils interagissent avec les écritures qu’ils créent. Ce sont des questions qui rejoignent les miennes.

En effet, j’ai pour thèse que, pour identifier des collectifs mathématiques qui m’intéressent, on peut s’appuyer sur la manière dont les praticiens font les diagrammes, sur la manière dont ils élaborent leurs textes et leurs inscriptions, la manière dont ils calculent, etc. On s’aperçoit alors que la manière de tracer les diagrammes a une histoire et présente des variations d’un collectif à l’autre. Et il en va de même pour bien d’autres aspects de la pratique mathématique : la façon de mener une activité mathématique a une histoire, et la raison en est, à mon sens, que les mathématiciens et mathématiciennes élaborent des manières de faire des diagrammes, des inscriptions, des manières d’écrire, etc., dans le même temps qu’ils élaborent des démonstrations et établissent des résultats. C’est la raison pour laquelle leur pratique mathématique change incessamment et ce pour quoi les collectifs peuvent s’appréhender à partir de ces manières distinctes de faire des mathématiques. Ce qui m’intéresse, pour le redire en d’autres termes, c’est, d’une part, ce processus conjoint de fabrication des outils de travail et de production des résultats ou des théories, et, d’autre part, comment des choses qui ont été fabriquées localement circulent : comment elles sont reprises par d’autres, comment elles sont de ce fait transformées, et comment elles deviennent des choses partagées. De façon générale, on a toujours des outils qui se ressemblent : en général, les mathématiciens dessinent et calculent. Cependant, si on regarde de près, on peut aussi voir des différences notables dans la manière de mettre figures et calculs en œuvre. C’est toujours, quoique sur un autre plan, le jeu du même et du différent, qu’on peut observer sur un résultat mathématique, aussi bien que sur l’usage des diagrammes, l’écriture des nombres ou la conduite des calculs.

10. Quels sujets ont été importants pour vous ?

Plusieurs sujets ont été particulièrement cruciaux dans mes recherches. L’histoire de la démonstration mathématique a été l’un d’entre eux. J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet sur la base de textes en chinois qui datent du IIIe siècle de notre ère et qui exposent des démonstrations mathématiques. Cependant, ces textes de démonstration ne sont pas les mêmes que ceux que l’on trouve, par exemple, dans les Éléments qu’un certain Euclide a achevé de rédiger en grec aux alentours de 300 avant notre ère. Or, il y a quelques décennies encore, l’histoire de la démonstration se réduisait à ceci : « La démonstration naît en Grèce » et « nous », du fait que nous accordons de l’importance à la démonstration, aux axiomes et aux définitions, « nous sommes dans la lignée des Grecs » – c’est en effet ainsi qu’on parlait à l’époque. Les collègues qui ont commencé à travailler sur des textes chinois du type de ceux que j’évoquais tout à l’heure se sont heurtés à une même difficulté : pour eux, comme pour la plupart des gens, qui dit démonstration dit Euclide et, dans un premier temps, ils ont donc essayé de montrer que les textes chinois en question comportaient des démonstrations comparables à celles d’Euclide. Mais cette analyse était loin d’être satisfaisante, tout simplement parce que ces démonstrations ne rentraient pas dans ce moule et qu’il fallait triturer les textes pour prétendre le contraire. En réalité, la méthode avec laquelle on abordait ces textes n’était pas satisfaisante. De fait, on partait d’une idée a priori de ce que doit une démonstration et, au fond, la question qu’on posait était de savoir si oui ou non, les textes chinois anciens étaient conformes à cette idée. En procédant de la sorte, on écrit l’histoire de ce qu’on pense devoir être une démonstration, mais pas l’histoire de ce que divers collectifs ont fait lorsqu’ils ont cherché à établir qu’un énoncé était vrai ou qu’une procédure de calcul était correcte. Or, le problème rédhibitoire que posait l’idée a priori, c’est qu’elle était particulièrement rigide et ne correspondait pas non plus à ce que font des mathématiciens quand ils démontrent. L’appliquer systématiquement revenait à rayer de l’histoire de la démonstration René Descartes, Leonhard Euler, Jean-Victor Poncelet, Henri Poincaré et bien d’autres, ce que je répugne personnellement à faire. Je me suis donc intéressée aux textes chinois de démonstration dans la perspective de réfléchir à ce que cela voulait dire, « démontrer » en mathématiques. C’est-à-dire qu’au lieu de partir de l’hypothèse que je savais ce que signifiait « démontrer » et que je connaissais les motivations des praticiens pour se livrer à cet exercice, je me suis au contraire posé la question de savoir ce que ces textes chinois m’apprenaient sur la démonstration. En particulier, l’objectif de démontrer se limite-t-il vraiment au fait d’établir que quelque chose est vrai, comme on l’a beaucoup dit, ou est-ce une activité dont les tenants et les aboutissants sont beaucoup plus complexes ? Depuis que les philosophes des mathématiques ont commencé à s’intéresser à la pratique réelle des mathématiques, et non pas à une pratique idéalisée, on a commencé à réaliser la complexité de l’activité de démonstration et la multiplicité de ses visées. Dans ce contexte, il devient clair que réduire l’exercice au seul objectif d’établir que quelque chose est vrai et juger du bien-fondé d’un argument à l’aune de ses propres critères représentent clairement un appauvrissement pour l’enquête historique. Pour ma part, j’ai donc entrepris de mener conjointement une réflexion sur ce que représente le fait de démontrer, et une tentative pour situer ces textes chinois dans une vision par suite plus large de l’histoire de la démonstration. J’ai mené cette recherche dans le contexte d’un projet collectif auquel ont participé des collègues qui travaillaient sur la Grèce, sur la Mésopotamie, sur l’Inde. Nous avons aussi creusé l’histoire de l’histoire de la démonstration mathématique pour comprendre pourquoi les idées sur l’histoire de la démonstration mathématique que j’ai rappelées tout à l’heure étaient si répandues et si tenaces. D’où venaient-elles, comment ont-elles pris forme ? Cela a été l’un des gros chantiers de ma vie.

Un autre chantier a été important pour moi, dans la perspective de comprendre les différentes manières de faire des mathématiques. Cela a été d’essayer de saisir ce que signifiait le fait que les textes chinois anciens qui sont parvenus jusqu’à nous soient composés de problèmes et de procédures qui résolvent ces problèmes. On a souvent abordé ces textes comme si c’étaient des recueils d’exercices ou des ouvrages de référence pour des fonctionnaires qui auraient eu besoin de trouver des recettes pour régler les problèmes qui se posaient à eux dans le contexte de leur travail administratif. Une fois de plus, c’était un a priori, fondé cette fois sur notre expérience de textes comparables aujourd’hui. Mais, là encore, il m’a paru clair qu’il fallait trouver une autre approche, vraiment historique, pour déterminer comment, en Chine ancienne, les lecteurs de ce type de textes les approchaient, comment ils les interprétaient. Et l’une des questions clefs dans ce contexte, c’était de se demander ce qu’était un problème pour eux. Clairement, cette question porte sur l’un des éléments centraux de la manière de faire et d’écrire des mathématiques que ces textes attestent. Dans ces contextes, les praticiens avaient typiquement mis problèmes et procédures au cœur de leur activité mathématique. Donc apprendre à lire les uns et les autres, en trouvant des documents qui éclairaient comment les praticiens de la Chine ancienne les utilisaient, c’était se doter d’outils clefs pour interpréter ces écrits. Or, dès lors qu’on se pose la question, on peut trouver beaucoup d’indices, qui montrent qu’un problème n’était pas, dans ces contextes, simplement une question à résoudre et que les praticiens de mathématiques avaient une réflexion théorique sur les procédures attachées à ces problèmes. La question cruciale dont procède mon approche des problèmes mathématiques peut se généraliser à n’importe quelle pratique des mathématiques : peut-on identifier des documents qui permettent de décrire cette pratique de façon contextualisée ? C’est là qu’intervient l’anthropologie, afin d’éviter l’écueil de l’anachronisme, qui est le premier péché d’un historien et qui revient à poser par hypothèse que les gens du passé que nous observons ont, pour reprendre cet exemple, utilisé les problèmes mathématiques comme nous.

11. J’ai l’impression à vous entendre que vous travaillez comme vous décrivez que les gens travaillent.

Si dans mon travail je ne travaillais pas comme je pense que les gens travaillent, c’est-à-dire en créant ma pratique dans le même temps que je cherche à élaborer des réponses à mes questions, je serais en pleine contradiction ! Cela tombe bien que je ne sois pas en pleine contradiction ! Je pense qu’effectivement je travaille comme cela.

12. Pouvez-vous nous parler de la fondation du laboratoire SPHERE ?

A l’origine, le laboratoire s’appelait REHSEIS, Recherches en Epistémologie et en Histoire des Sciences et des Institutions Scientifiques. Il fut fondé en 1984, donc deux ans après mon entrée au CNRS, par Christian Houzel, mon directeur de thèse, qui enseignait alors à l’Université Paris XIII, ainsi que par Roshdi Rashed et par Michel Paty, tous deux chercheurs au CNRS. Plusieurs idées forces avaient inspiré la création de REHSEIS. Les fondateurs avaient insisté pour que l’histoire et la philosophie des sciences gardent un contact étroit avec les sciences. Ils avaient opté pour une pratique de l’histoire des sciences en dialogue avec la philosophie des sciences, aussi bien qu’en relation étroite avec l’histoire et la philosophie. Mais l’idée la plus originale, c’était de ne pas étudier les sciences du point de vue de la seule Europe ou de l’Atlantique Nord, mais de l’appréhender globalement, en incluant, dans la focale, l’Inde, le Monde Arabe, la Chine etc. J’ai eu la très grande chance de pouvoir intégrer ce laboratoire dès sa création et de pouvoir y rencontrer des collègues qui avaient choisi les mêmes orientations que moi, à savoir, allier histoire et philosophie des sciences, et considérer les sciences d’un point de vue d’emblée mondial. C’est à l’occasion de la fusion de ce laboratoire avec une unité qui travaillait sur les sciences et la philosophie des mondes arabes et médiévaux que nous sommes devenus SPHERE. Cependant, les grandes orientations sont restées les mêmes. Je mesure la chance qui a été la mienne de pouvoir travailler dans ce contexte.

En somme, j’ai rejoint ce laboratoire deux ans après être entrée au CNRS, et j’y ai donc passé l’essentiel de ma carrière. Pour l’instant, je n’ai pas fait preuve d’une mobilité excessive… mais du moment qu’il y a de la mobilité dans la tête…

13. Qu’est-ce que cela représente pour vous de recevoir ce prix ?

Ce que cela représente… D’abord je dois avouer d’entrée de jeu que de recevoir un prix qui porte le nom d’« Otto Neugebauer » me procure une très grande émotion. Otto Neugebauer, qui n’avait que des raisons morales de quitter l’Allemagne nazie – il n’avait aucune des raisons les plus courantes d’être persécuté – en a claqué la porte et a refusé d’obtempérer à aucune des lois indignes qu’on lui a demandé de mettre en œuvre. C’est en particulier un homme qui a préféré démissionner des instances éditoriales du journal qu’il avait créé plutôt que d’obéir à l’ordre d’en exclure les collègues juifs. Il incarne des valeurs auxquelles j’adhère, des valeurs rares et difficiles à mettre en œuvre. C’est une haute autorité morale, d’où l’émotion que j’éprouve, je dois le souligner, à recevoir un prix qui porte le nom de ce chercheur que je respecte infiniment.

Tous les gens qui mènent des recherches sur les mathématiques anciennes ont eu à étudier les publications d’Otto Neugebauer. On n’a pas le choix, il a été vraiment un auteur central. Mais j’ai aussi un peu travaillé sur lui en tant qu’historienne, et c’est ainsi que j’ai compris qui il était. Je peux me réjouir que ce soit son nom qu’on ait choisi pour ce prix européen.

C’est la première chose.

Et puis, dans la recherche que j’ai menée, je n’ai jamais pris les autoroutes. Je n’ai pas emprunté les mêmes chemins que la majeure partie de mes collègues, travaillant sur un sujet qu’on pouvait penser être marginal à tous points de vue vis-à-vis de la discipline de l’histoire des sciences. Je l’ai fait en particulier avec l’idée que cela pourrait amener des renouvellements théoriques. Et c’est un grand bonheur de pouvoir dire à des jeunes qui veulent se tourner vers la recherche que ce n’est pas en suivant la mode, ce n’est pas forcément en faisant ce que tout le monde fait, qu’on fait de la recherche. On fait de la recherche avec des convictions, en ayant ses propres questions, en ayant son programme, en écoutant son désir de répondre à certaines questions, et en fabriquant des moyens pour cela. Pouvoir donner ce conseil à des plus jeunes, c’est quelque chose d’important pour moi. Je trouve que les modes d’attribution des financements de la recherche aujourd’hui amènent à sacrifier trop aux mêmes sujets et qu’on ne soutient pas assez des gens qui font autre chose. J’aimerais que l’on se convainque qu’il y a des choses importantes à acquérir en donnant à tous la possibilité de poursuivre les questions de chacun plutôt que la dernière mode qui va plus certainement aujourd’hui vous assurer des financements.

Il est une valeur qui m’importe, en particulier pour ce qui est de la recherche, c’est l’authenticité. Être authentique, cela implique que les questions sur lesquelles vous travaillez viennent de vous, de ce que vous avez besoin de comprendre, et non pas de l’endroit où vous trouverez des financements. A mon sens, si l’on ne pratique pas la recherche de cette façon, cela ne peut pas être une recherche qui dure. C’est mon intime conviction.

14. C’est le message que vous voudriez faire passer aux jeunes ?

Le message est double. Le premier message vient d’Otto Neugebauer, qui, au nom de principes moraux, a refusé les lois indignes et a préféré tout quitter, qui a même été jusqu’à refuser de parler allemand durant la seconde partie de sa vie. Je souhaite en particulier qu’on donne aux jeunes la possibilité, dans leur recherche, de suivre des principes moraux et qu’on ne les mette pas dans les conditions où ils doivent transiger avec l’éthique et la morale pour réussir.

Contact

Karine Chemla est directrice de recherche au CNRS, mathématicienne et historienne des mathématiques, membre du laboratoire SPHERE (CNRS/Université de Paris). Elle est lauréate du prix Otto Neugebauer 2020 de l’EMS.